En rouvrant le dossier des mutineries de 1917, André Loez renouvelle l’historiographie de la Première Guerre mondiale.

Une approche renouvelée des mutineries

 

L’histoire des mutineries de 1917 a engendré une importante littérature historique. Rupture évidente de la cohésion nationale, l’événement, même s’il est limité dans le temps, symbolise à lui seul la fin de l’Union sacrée. On pourrait croire que tout a été dit sur le sujet et pourtant André Loez apporte un éclairage nouveau sur ces événements. L’ouvrage est intéressant à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il renouvelle le questionnement sur les mutineries. Ensuite, plus généralement, son travail est l’occasion d’une réflexion plus générale sur les sources historiques, leur silence et leur sincérité, et sur le travail de l’historien en général. Au fil de la lecture, on est frappé par la grande rigueur de l’auteur, qui lui a permis de prendre en compte toutes les dimensions de ces mutineries et l’a conduit à s’intéresser à l’ensemble des mutins, et pas seulement aux plus cultivés d’entre eux.

L’ouvrage est étayé par une solide documentation. Il inaugure sans doute une nouvelle époque, dans laquelle l’exemplaire papier est complété par des ressources en ligne. Ainsi, des annexes au livre sont disponibles sur Internet, sur le site du Crid 14-18 (Collectif international de Recherches et de débat sur la guerre de 1914-1918). Ces documents sont constitués de tableaux qui recensent les différentes mutineries et les sources dont on dispose. Ils établissent également des données statistiques sur l’identité des mutins et de la répression qu’ils ont subie. Plus traditionnels, une bibliographie et un guide des sources figurent dans l’annexe en ligne, ce qui permet d’alléger le livre.

Toutes les composantes des mutineries ont été réexaminées. Pour commencer, les mutineries sont insérées dans le temps long. André Loez revisite l’historiographie récente de la Première Guerre mondiale. Il en vient à rejeter les explications traditionnelles du conflit. Pour lui, les soldats ne se sont pas battus par consentement, ou par patriotisme, pas plus qu’à cause du poids de la contrainte que l’autorité militaire ferait peser sur eux en cas de révolte. Il dépasse cette opposition et propose, au contraire, une nouvelle clé, une "hypothèse sociologique"   , selon laquelle on ne fait la guerre tout simplement parce qu’on n’a pas le choix, aucune autre alternative valable n’existe pour les combattants. Dans une société qui exalte la virilité et le courage, déserter ou refuser la guerre est tout simplement impossible. André Loez montre que les soldats s’adaptent peu à peu au conflit et à sa durée. S’instaure un "rapport ordinaire à la guerre"   , selon lequel être soldat devient un métier et génère de nouvelles habitudes, de nouvelles pratiques. Dans ces conditions, on espère la fin de la guerre, sans pouvoir la penser formellement. Chaque événement extérieur n’est espéré que dans la mesure où il peut abréger le conflit et mettre un terme aux terribles conditions de vie des combattants. Les refus d’obéissance sont toujours isolés et ne sauraient remettre en cause la guerre dans son ensemble.

Les différentes formes des refus de la guerre

 

Cette remise en contexte s’avère nécessaire pour comprendre qu’en 1917, au contraire, les conditions ont changé et permettent une mutinerie des soldats de grande ampleur. Les événements de cette année ne sont pas forcément de nature à remettre en cause la poursuite de la guerre. Mais ils apportent un espoir aux mutins. Ainsi le retour aux offensives et à la guerre de mouvement est perçu comme étant de nature à mettre un terme à la guerre. L’échec de l’attaque du Chemin des Dames, qui a suscité des espoirs de percée, renforce d’autant plus la résignation et pousse à la mutinerie des soldats déçus par l’échec de cette offensive. De même, une analyse fine de la chronologie montre que l’arrivée de Pétain à la tête de l’armée française a été décidée avant les mutineries. Par conséquent, il n’a pas été appelé pour enrayer le mouvement de mutineries mais, au contraire, par sa décision de relancer des offensives, il a pu l’amplifier. Les espoirs d’une paix prochaine suscités par la conférence de Stockholm, la révolution russe ou bien les grèves de l’arrière découragent les soldats quand ils se rendent compte que la guerre se poursuit. Les rumeurs propagées par des soldats de retour de permission, à propos d’Annamites qui auraient tiré sur des femmes françaises ou bien encore sur des soldats entrés en révolte, alimentent, là encore, l’impression d’instabilité et offre un contexte propice au refus de guerre. A plus court terme, une attaque risquée peut entraîner un refus de monter et être le début d’une mutinerie collective. Dans tous les cas, André Loez insiste sur la nécessité de dépasser les interprétations univoques, mécaniques, et, au contraire, fait valoir qu’il faut prendre en compte les mutins dans leur diversité. Ces éléments modifient le contexte de la guerre, pas en eux-mêmes mais bien parce qu’ils modifient la perception du conflit des soldats.

André Loez établit ensuite une typologie des différentes mutineries. C’est dans cette partie du livre que son titre prend tout son sens. En effet, l’objet de l’étude est bien les refus de la guerre, et non les seules mutineries. L’auteur entend ainsi prendre en compte tout acte qui montre la limite de l’obéissance des soldats. Alors que le concept de mutinerie implique une action collective, un tant soit peu organisée, le refus englobe également les actes individuels. Ces refus peuvent être motivés par une idéologie ou un raisonnement argumenté mais également, plus prosaïquement, par l’alcool ou encore par un sentiment de ras-le-bol. Là encore, l’auteur insiste pour que soient pris en compte les combattants dans leur ensemble et dans leur diversité. Pour lui, un acte d’indiscipline provoqué par un abus d’alcool constitue bien un fait, auquel l’historien doit s’intéresser car il est porteur de sens. Le refus de guerre est difficile à cerner. Tout d’abord, les sources sont éparses, peu disertes sur les événements, qui ne sont parfois que simplement mentionnés au détour d’une phrase, sans qu’on puisse en connaître véritablement la teneur. Dans ce domaine particulièrement, l’historien est donc fortement tributaire de ses sources. D’autre part, il est difficile de fixer le seuil à partir duquel le combattant entre en révolte et l’histoire des refus de la guerre a donc nécessairement sa part de subjectivité. André Loez propose ainsi une typologie assez large, qui prend en compte aussi bien les refus de monter que les départs du front, les inscriptions laissées par les permissionnaires dans les trains ou encore les mutineries proprement dites. A la suite de Denis Rolland, il montre que les fraternisations ont été rares, d’abord parce que la configuration du front ne le permettait guère, ensuite parce que le patriotisme imposait de continuer à se battre contre l’ennemi qui occupait une partie du pays. En revanche, est mis en évidence un événement qui a été complètement occulté par les historiens jusqu’alors, la marche sur Paris. Plusieurs unités ont, en effet, pris la décision de se rendre dans la capitale pour alerter la classe politique sur leur situation et la nécessité de mettre un terme à la guerre. La menace a été telle qu’elle a poussé le président Poincaré lui-même à prendre des mesures pour maintenir l’ordre public. La chronologie des événements montre que le paroxysme de ces refus de guerre est atteint à la fin du mois de mai. Pétain, qui a déjà pris la tête de l’armée, avait envisagé la poursuite des offensives. Or, la généralisation des mutineries dans l’armée l’oblige à différer ces attaques. Autrement dit, André Loez inverse la perspective habituelle, en affirmant que les mutins, par leur conduite, ont infléchi le cours de la guerre.

Les conditions de la désobéissance sont celles d’une armée en campagne. Les soldats sont cantonnés dans des villages éparpillés, entre lesquels il n’est pas facile de communiquer. Le cadre rural rend le refus de la guerre difficile alors que les mutins cherchent avant tout à relier les unités dispersées pour faire nombre, grâce des manifestations, des réunions publiques. Il s’agit d’assurer le succès de la mutinerie en montrant sa force, sa détermination et en empêchant la répression. Dans ces conditions, l’Internationale ou l’usage du drapeau rouge constituent, non pas des marqueurs idéologiques, mais des signes de désobéissance, de transgression contre l’autorité militaire. Ils révèlent la polysémie d’une action qui réunit des éléments divers. Fabriquer ces drapeaux rouges nécessite un "bricolage", pour trouver des morceaux d’étoffe par exemple, et rend également difficile l’organisation de ces actions.

Une étude sociologique des mutins

L’auteur s’est aussi intéressé à des soldats jusque là laissés de côtés par les historiens, ceux qui refusent la mutinerie. Plusieurs raisons peuvent expliquer l’attitude de ces hommes, une précédente condamnation devant un tribunal militaire, la peur d’affaiblir l’armée française, des options politiques et religieuses, la honte que susciterait la désobéissance, ou bien encore la crainte qu’une telle révolution soit finalement pire que la guerre elle-même. Les représentations d’avant-guerre expliquent ainsi en partie le choix de refuser ou non la guerre. Même si ces hommes ne supportent plus la guerre, ils ne passent pas nécessairement à l’action. Mais le livre renverse surtout certaines idées en ce qui concerne l’identité du mutin. Ce dernier était souvent représenté comme un vieux soldat, las de la guerre, un ouvrier habitué aux mobilisations sociales d’avant 1914. Or, André Loez constate que les soldats condamnés pour mutinerie sont plutôt jeunes et donc n’ont pas connu les espoirs de 1914, leur fidélité à leur unité est également moins forte. Ils sont moins nombreux à être mariés et n’ont pas d’attache ou pas de soutien à l’arrière. Surtout, on trouve une surreprésentation de professions au niveau de qualification élevé, commerçants, employés, instituteurs, qui sont parvenues généralement à échapper aux affectations combattantes. Autre rectification, les soldats originaires des régions occupées ne sont pas sous-représentés parmi les mutins. Les modes d’action font l’objet d’une analyse fine. André Loez montre que l’important est de faire nombre, à la fois pour montrer la force du mouvement et empêcher de distinguer les meneurs, pour leur épargner une condamnation.

Le livre est aussi l’occasion d’une relecture des revendications des mutins. Sur ce chapitre encore l’auteur en appelle à une étude rigoureuse et précise, fondée sur le témoignage de tous les mutins et non sur des interprétations qui substituent ou réduisent le discours. Il insiste pour ne pas généraliser et essentialiser des positions et des attitudes multiples et pour comprendre ce qui a "été dit" et non ce que les mutins ont "voulu dire"   . L’interprétation traditionnelle des mutineries oscille entre deux types de revendications, d’une part, celles qui relèvent du "matériel" et qui visent à améliorer les conditions de vie des soldats, d’autre part, celles qui sont d’ordre politique, et qui, empreintes de pacifisme, expriment le désir des soldats de mettre un terme à la guerre. L’auteur montre que, loin de s’opposer, ces deux champs de revendications se complètent. Ainsi, ce sont les mêmes soldats qui demandent la fin de la guerre et des permissions. La permission est vue essentiellement comme un répit, avant la fin complète de la guerre. Mais les soldats demandent également que les règlements concernant les permissions soient respectés, de sorte que tout le monde en profite également. La revendication égalitaire, politique, se superpose alors à la revendication matérielle. Là encore, l’auteur insiste pour que soient prises en compte toutes les revendications, même les plus prosaïques, et pas seulement celles qui font l’objet des discours les mieux construits.

André Loez souligne que les mutineries inversent les valeurs de l’armée. A la honte qui frappe celui qui veut fuir la guerre succède le courage de ceux qui osent se révolter contre l’autorité militaire. Le rapport d’autorité est également transformé. Les soldats imposent désormais leur domination aux officiers. Ceux-ci expriment leur désarroi, parfois leur peur, face aux mutins, sur qui leur autorité est chancelante. L’auteur interroge également la fidélité des sous-officiers, qui sont les intermédiaires entre les officiers et les troupes. Il apparaît ainsi que certains laissent faire ou même participent à la mutinerie. Une analyse en fonction des grades fait apparaître que les caporaux sont plus enclins à prendre part aux mutineries. Dès lors, la mutinerie est source de tensions entre une foule et son officier et comporte un risque de dérapage, de violence, même si ce risque est rarement réalisé. Comment expliquer la fin des mutineries ? Sans occulter le rôle des exécutions – sans doute un des éléments les plus connus et les plus chargés moralement et politiquement – André Loez montre le rôle des familles des mutins et leurs injonctions à rentrer dans le rang. La figure paternelle de l’officier a pu également jouer son rôle. Ainsi, les relations personnelles, affectives, jouent un rôle dans le retour au calme. La cohésion elle-même des mutins était fragile. Un certain nombre d’entre eux se sont laissés entraîner par conformisme ou ont subi des menaces, si bien qu’il est possible de défaire la mutinerie en brisant les solidarités entre les mutins. La répression de l’autorité militaire a également joué. Les exécutions ont été volontairement arbitraires, pour faire planer la menace d’une répression d’autant plus efficace qu’elle est aléatoire. Enfin, l’armée, en faisant face aux attaques allemandes, en occupant les troupes à toutes les tâches de la guerre, à permis aux esprits de s’apaiser et de tourner la page des mutineries.

Au-delà de son intérêt historique évident, de la relecture des mutineries qu’il permet, l’ouvrage d’André Loez rappelle également les règles que doit suivre l’historien, particulièrement quand il aborde un sujet sensible. Il importe, d’abord, de ne pas plaquer des jugements ou des visions a priori sur les événements mais bien de prendre en compte la parole des différents acteurs, dans ses nuances et ses contradictions, afin de ne pas faire dire à l’événement ce qui n’est pas. Il convient, ensuite, de ne pas faire de choix, de tri, de ne pas faire de censure mais de prendre en compte tous les mutins et tous leurs écrits, afin d’avoir une vue d’ensemble sur l’événement. Ainsi, l’auteur n’a pas écarté les témoignages les moins construits et les moins intellectualisés mais s’est efforcé de prendre en compte tous les mutins, afin de cerner au mieux les mutineries dans leur ensemble et dans leur complexité