Pourquoi les think tanks sont-ils moins puissants en France qu’en Allemagne ou qu'aux Etats-Unis ? Comment se situe aujourd’hui la Fondation pour l’innovation politique, fondée par Jérôme Monod, proche de Jacques Chirac, vis-à-vis de l’UMP ? Comment le laboratoire d’idées compose-t-il entre ses deux orientations : une production intellectuelle exigeante, résolument tournée vers l’action ?

Dominique Reynié a répondu à ces quelques questions pour nonfiction.fr. Nous l’avons rencontré dans les locaux de la fondation qu’il dirige, 150 m2 lumineux et modernes, qu’il a achetés rue de Grenelle à son arrivée à la direction générale du laboratoire d'idées alors en pleine crise, en 2008. Plan social, changement de locaux, redirection idéologique et réorganisation logistique… Le professeur à Sciences Po Paris a repris avec passion et détermination les reines de ce think tank "libéral, progressiste et européen".

 

"Dès que j’entends le mot partisan, même quand il s’agit de dépasser ces clivages, je ne me sens pas concerné".

Selon son directeur général, la question partisane n’existe plus pour la Fondapol : "À partir du moment où on a une actualité intellectuelle, la question des partis n’est pas un sujet. Or un think tank a une activité intellectuelle. Le fait d’avoir un objet politique ne doit pas faire oublier qu’on reste dans le débat, pas du ressort de l’action, à la différence du parti. On n’a pas de puissance de mobilisation, on n’est pas là pour ça".

La Fondapol a cependant un lourd passif dans ce sens. On se souvient en 2005 de la polémique qui avait agité le milieu politique : Nicolas Sarkozy décide de supprimer les 500 000 euros de subventions accordées par l’UMP à la Fondapol. Et Emmanuelle Mignon, à ce moment conseillère idéologique de Nicolas Sarkozy, d’ajouter en 2008 dans un entretien à nonfiction.fr que la Fondapol n’avait joué absolument aucun rôle dans l’élaboration du programme du candidat UMP. Le nouveau directeur de la Fondapol explique : "Au moment de la campagne, Monod était en conflit avec Sarkozy, donc la Fondation s’est trouvée en porte à faux, puisque du même bord politique que l’UMP, ce qui a plongé la Fondapol dans une situation trouble. Aujourd’hui, on a une bonne relation avec l’UMP, une relation d’échange, de discussion. On n’a pas de lien avec les partis, et avec l’UMP non plus : pas de lien organique, pas de représentant croisé, pas de groupe de travail associé, pas de relation financière ; chacun a son activité. Je n’ai pas besoin de faire d’effort pour être hors des clivages partisans, ce n’est de toute façon pas l’objectif".

Si le lien partisan est dorénavant exclu, le rapport à l’élaboration des idées politiques et des partis demeure, lui, complexe à théoriser. Il s’agit pour Dominique Reynié d’une relation nuancée qui fait de la fondation une boîte à outil pour les décideurs politiques, mais qui ne s’arrête pas au technicisme politique ou juridique. Il s’agit de proposer une vision globale de l’avenir, un projet politique au sens large : "Je me distingue aussi de la définition du "think tank-laboratoire" au sens ingénierie institutionnelle et administrative. Il faut un paradigme, et s’inscrire dans des sources d’inspiration. On ne peut pas simplement dire qu’on va faire des économies ici pour réinjecter là… Ca aussi il faut en parler, mais il faut avoir une conception de la société".


Pourtant, la perspective de 2012 approche, qui implique nécessairement un positionnement plus affirmé : "Avec la campagne et les élections, on entre dans des logiques politiques plus basiques, des objets concrets, plus prosaïques. Moi je défends la réforme des retraites par exemple. On entre dans des rapports de force incompressibles, des effets de clientèle, des résistances culturelles… qui font que l’on n’est plus dans des réflexions purement intellectuelles. Mais il reste que pour penser, il faut être indépendant, et pour être indépendant il ne faut pas qu’on vous tienne la main. Après il faut espérer que ce que l’on fasse soit utile".

Aux yeux du professeur de sciences politiques, la mission d’une fondation n’est cependant pas de proposer un programme in extenso pour un parti. "On n’est pas équipé pour (on n’a ni le staff ni le budget), et ce n’est pas l’objectif fondamental - sur tous les sujets, avoir une réponse. Les partis sont faits pour élaborer les programmes. Les think tanks sont faits pour avoir des idées, avec des points de force opérationnalisables".

Comment l’utilité d’une fondation peut-elle être évaluée ? Si une différence est clairement élaborée entre rapport partisan et rapport aux partis, comment théoriser la relation idée/action au cœur de l’identité et de la raison d’être du think tank politique ? "Une idée politique n’est pas une idée belle et bonne, mais une idée qui se traduit dans de l’action. C’est cela qui fait notre intérêt. On est là au moment où il faut". Et Dominique Reynié de citer l’exemple d’une règle constitutionnelle formulée par Jacques Delpla pour interdire constitutionnellement le déficit public, reprise par le gouvernement : "Sa proposition a été formulée de façon totalement opérationnelle, même si elle est sous-tendue par une vision de la société".

L’articulation entre les idées des fondations et les partis viendrait d’une consonance, d’une harmonie de sensibilités, de réseaux. "Nous ce qu’on fait c’est de l’irrigation, alors qu’un programme, c’est de l’arrosage massif. Par exemple nous défendons des pharmacies tout générique, qui feraient descendre de 30 à 40 % le prix de la santé, ce qui est fondamental pour redonner aux gens leur pouvoir d’achat. Mais cette proposition novatrice et intéressante est difficilement défendable par un parti, à cause des lobby pharmaceutiques. Certaines de nos propositions sont directement utilisables par les hommes politiques, d’autres sont davantage de l’ordre de propositions de société, de visions d’ensemble. Et cela permet de susciter des échanges, des débats. Les gens ont besoin d’entendre des opinions différentes, même si cela n’a pas d’influence directe sur l’action politique".

 

"L’action intellectuelle, si ce n’est pas enthousiasmant, c’est dommage".

Être utile… Les domaines d’activité de la Fondapol se tournent résolument avec Dominique Reynié vers des champs d’action ancrés dans le présent. Avec son arrivée, les thématiques de prédilection du think tank ont changé. La géopolitique est notamment mise de côté, pour deux raisons. D’abord une ambition qui doit s’adapter aux moyens : "On n’est pas un centre de recherche comme le CERI ou l’IFRI". Mais au-delà des raisons logistiques, c’est l’orientation générale du laboratoire d’idées qui est en jeu : "La géopolitique est un sujet qui en lui-même me paraît daté". La croissance économique, les valeurs, l’écologie sont à présent les trois chantiers officiels de la Fondapol, tournée davantage vers les questions de société. "Et puis un chantier transversal, le numérique : notre veille 2.0… L’idée c’est de ne pas essayer de tout faire, mais de recommander des modifications opérationnelles, puisque politiques, qui permettraient à la France de s’inscrire dans une performance économique du monde d’aujourd’hui. L’écologie quant à elle est une conviction fondamentale, une nécessité objective, une bataille politique".

Le fil rouge du discours de Dominque Reynié est l’innovation. Il cherche à travers les travaux de la Fondapol à penser les choses autrement, à avancer par la réflexion. "Un sujet comme la ville du futur par exemple, sur laquelle nous réfléchissons, est passionnant. Il s’agit de projets de générations à redéfinir. C’est là qu’on est très utile ; on propose tous les résultats en ligne, on met les données issues de ces grandes enquêtes très lourdes à disposition de tous ; tout le monde peut travailler dessus, s’en emparer. C’est aussi ça une fondation, c’est produire des données qui sont ensuite partagées, et pas seulement faire des recommandations sur des agencements de politique intérieure".

Des trois termes qui constituent le sous-titre et l'horizon général de la fondation pour l'innovation politique, à savoir l’idéologie libérale, la notion de progrès et la perspective européenne, c'est le premier terme sur lequel Dominique Reynié insiste le plus : "La fondation est libérale, dans tous les sens du terme, au sens de la défense de toutes les libertés. Par exemple l’interdiction de la burqa me gêne ; nous défendons autant le mariage homosexuel que l’économie de marché…, le dénominateur commun étant la résistance contre le nationalisme et l’autoritarisme, qui sont de vraies menaces aujourd’hui".

 

"Les think tanks sont trop petits en France aujourd’hui"

La question partisane, lancinante quand il s’agit de la Fondapol et plus généralement des laboratoires d'idées, fait référence pour Dominique Reynié à une difficulté qu’a la France de se représenter intellectuellement l’histoire présente. "Pour des raisons psychologiques, la puissance de l’histoire qui se met en mouvement maintenant est si considérable que je me sens totalement au-delà de cette question des partis". La mission d’un think tank à l’heure actuelle consiste pour le professeur de sciences politiques à prendre acte des immenses transformations de notre monde, et de tenter de les faire comprendre. "Les bouleversements des sociétés dans le monde aujourd’hui sont apparemment l’équivalent de ce qu’il se passait à la Renaissance. Mais c’est beaucoup plus que cela encore, car il s’agissait d’un bouleversement interne à l’Occident. Aujourd’hui tout est redistribué à une échelle encore inédite. Personne n’a encore mûri, grandi en Occident avec cette idée que nous étions totalement désaxés. On est au début d’un mouvement d’une très grande puissance, irréversible. Et nous n’avons pas le concept de ce qui se passe".

Dans cet état de chose décrit par Dominique Reynié, la raison d’être d'une Fondation est évidente. "Premièrement il faut faire en sorte que l’on comprenne ce qui se passe. Et deuxièmement, de façon plus politique, il faut faire en sorte que ce qui se passe se déroule dans le sens d’un projet digne d’un projet de civilisation, et non pas simplement avec des forces qui se déploient et qui se redistribuent". Il reste par conséquent un projet majeur de redistribution à construire, mission qui incombe en grande partie aux fondations. Et le directeur général d’égrainer les exemples : la globalisation, l’interconnection instantanée, l’hyper sensibilité de tous à tout, l’univers parallèle du Web et ses effets puissants sur l’intimité, sur la vérification des données, sur la puissance du politique, ou encore dans le domaine de la science, la première création de vie par l’implantation d’ADN dans une cellule biologique... Proposer aussi des utopies, être une force de proposition. Voilà en quoi doit consister l’objectif des laboratoires d’idées politiques aujourd’hui.



Or en France, les fondations sont minuscules par rapport aux fondations allemandes, américaines, anglaises, espagnoles, voire belges… Comment expliquer cette faiblesse ?

Par un constat financier d’abord : "En Allemagne, la Konrad Adenauer Stiftung a un budget 100 fois supérieur à celui de la Fondapol. À la gauche de la gauche, la Rosa Luxembourg Stiftung, a elle aussi un budget nettement supérieur aux fondations françaises beaucoup plus ouvertes sur l’échiquier politique".

Les explications politiques viennent ensuite. "Je suis très attaché au paradigme libéral. Je pense que l’État français fait beaucoup de mal à la société depuis très longtemps. C’est une pensée radicale mais que j’assume. J’établis un lien entre l’étatisme français, qui est singulier, notamment à travers son inscription parisienne, qui n’aime que la culture du monopole, n’aime que les think tanks d’État. Le grand think tank, c’est l’État, c’est comme cela que l’on pense dans l’État en France, à droite comme à gauche. Je pense donc que cet État a empêché la culture française de se doter de cercles de réflexion indépendants, a gêné la société civile pour s’exprimer".

"Dans cette histoire, on a une structure très étatisée de la pensée, où même l’universitaire, que je suis par ailleurs, joue un trop grand rôle, parce qu’il est aussi une émanation de la fonction publique. Or dans le contexte actuel, on a besoin de respirer beaucoup plus, et d’être innovant. C’est pour ça que les fondations sont essentielles, et ne sont pas assez puissantes, de quelque bord qu’elles se situent. Nous voulons produire des expertises qui ont quelques chances de faire bouger le débat, susciter l’envie…"

C’est d’ailleurs la liberté, la légèreté administrative sans "paperasse", qui a séduit Dominique Reynié dans le projet de diriger la Fondapol, en plus de ses activités universitaires. "Là c’est passionnant intellectuellement - je retrouve quelque chose du laboratoire de recherche mais avec l’intérêt du privé, puisque la structure est très libre. On peut vraiment être dans une forme d’action intellectuelle."… La passion de l’action intellectuelle, quelle plus belle définition de la raison d’être du think tank ?

 

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