Dans une enquête énergique et documentée, Peggy Sastre découvre l’asexualité.
 

Non ma fille, je n’irai pas baiser !

Belle gageure pour Peggy Sastre, féministe et hédoniste, que de frapper chez ceux que le sexe ennuie profondément. D’autant plus que son enquête sur les asexuels, ceux qui ne pratiquent pas la sexualité, soit toute personne qui "ne ressent jamais d’attirance sexuelle et/ou n’a qu’un intérêt très faible, voire inexistant pour la chose sexuelle (séduction, érotisme, sensualité)"   , est menée de façon relativement neutre, sans a priori ni volonté de faire pencher le propos des interrogés vers une explication toute trouvée. Il n’est pas anodin, dans la société hypersexualisée qui est la nôtre, que des personnes découvrant leur "asexualité" ou leur orientation asexuelle (car l’asexualité semble ouvrir le chemin d’une 4ème voie du sexe, après les gays, les bi-, les trans-, celle du non-sexe) fassent leur "coming-out", c’est-à-dire qu’ils affirment, assument et rendent visible leur identité. Pas anodin non plus de se constituer en communauté à l’heure des réseaux sociaux et du net. Mais quid de l’asexualité ? Comment peut-on être asexuel ? Comment peut-on ne pas avoir envie de faire l’amour, de chercher l’excitation dans les bras et sous les doigts des autres, de baiser, de jouir, bref d’être (é-)mus par le sexe ?

Peggy Sastre entame sa réflexion autour du désintérêt pour le sexe avec Tolstoï et La Sonate à Kreutzer, texte dans lequel Tolstoï a voulu défendre la chasteté selon l’idéal du Christ, contre "la conviction solide, commune à toutes les classes et appuyée par une science mensongère, que les rapports sexuels sont indispensables à la santé"   . Tout au long de l’essai, Sastre s’efforce de distinguer l’asexualité de l’abstinence et de la chasteté et pose que : "l’asexualité désignera dans cet essai un rapport minoritaire de certains individus à la sexualité" selon le "parti pris de considérer l’asexualité comme un comportement comme un autre"   .

L’asexuel-le n’est donc ni chaste ni abstinent-e, ni un-e ado attardé-e effrayé-e par son corps qui se transforme, ni un-e frustré-e retiré-e de la vie sociale et des échanges en tous genres qu’elle implique. L’asexuel-le peut vivre en couple, avoir des rapports sexuels, se masturber, même avoir des enfants mais, pour elle ou lui, ce qui touche au désir sexuel est indifférent. Le sans-désir n’est ni atteint d’une pathologie ni ne se comprend comme tel, son indifférence au désir sexuel n’est pas un problème pour lui.


Mille et un asexuel-les


L’auteure cite, dès le début de l’étude, de nombreux témoignages de personnes asexuelles qui affirment cette asexualité comme une identité, membres ou non du mouvement AVEN (Asexual Visibility and Education Network) fondé en 2001 à San Francisco par David Jay, un jeune Américain de 19 ans. L’intérêt de la méthode tient, ici, sans doute à ses défauts à savoir : le fait de ne pas encadrer le comportement asexuel dans des carcans préétablis et de ne retenir de ces témoignages que l’affirmation de l’identité d’asexuels autour de laquelle se regroupent ces individus. Car, d’emblée, réunir des témoignages de personnes aux profils divers (sexe, âge, justification de l’asexualité dans une histoire ou un goût personnels) qui disent de façons différentes des choses également différentes n’était pas aisé. En effet, on peut se demander ce qu’ont en commun la jeune fille de 17 ans qui "aime les garçons mais seulement dans la perspective de relations émotionnelles et non sexuelles" car elle s’est "toujours sentie gênée avec les contacts physiques, les câlins et n’[a] jamais ressenti d’intérêt authentique pour le sexe" et "malgré plusieurs tentatives, c’était toujours la même chose […] je me demandais quand ça allait finir"    ; cet homme de 54 ans, divorcé après dix ans de mariage : "ma femme était plus portée sur la chose que moi. […] Assez souvent je n’avais pas envie de faire l’amour, ma femme prenait toujours l’initiative. […] La sexualité n’a pas été le motif direct de notre séparation, c’est surtout que ma femme voulait un enfant et que je n’en désirais pas"    ; ou encore ce jeune homme de 27 ans : "je couche de temps en temps avec ma fiancée […] mais je suis quand même no sex. Mon excitation est purement mécanique"    ; ou encore cette jeune femme de 22 ans à qui le sexe ne manque pas : "je préfère vivre l’amour par procuration à travers les autres et éviter ainsi les déceptions car je sais que je ne ferais que m’ennuyer et rendre mes partenaires malheureux et frustrés"    ; ou, enfin, ce jeune homme de 34 ans préoccupé par "l’acte charnel" qui n’a "jamais ressenti le besoin de [se] vider les bourses" et pour qui "la sexualité doit rester en libre concurrence avec toute autre forme de divertissement"   .

Qu’ont en commun ces personnes donc, si ce n’est la volonté de s’extraire de la dimension sexuelle dans les relations humaines parce que le sexe ne signifie rien pour eux ? Cependant, une question de méthode vient à la lecture de ces témoignages : est-il judicieux de les apprécier de façon uniforme, sans considération de sexe et d’âge par exemple ? En effet, certains témoignages rappellent sévèrement Beauvoir qui, dans Le Deuxième Sexe, évoquait l’aspect chirurgical de la défloration et du rapport qui rebute la jeune fille, ainsi que le caractère mécanique de la relation sexuelle. Ce sont ces frontières que la jeune fille rencontre et franchit ou non dans sa vie de femme. Par ailleurs, il ressort de ces témoignages et de la volonté de justifier son asexualité l’impression que ces personnes auraient pris au pied de la lettre les représentations sexuelles placardées sur les murs de nos villes. N’y a-t-il pas confusion ou trouble dans la réception de ce qu’on croit être cette société pornographique ?


Généalogie de l’asexualité


Mais la perspective de Sastre n’est pas celle-ci puisqu’elle tente de donner des assises théoriques et historiques à ce comportement asexuel hors de toute pathologisation et revendication communautaire. L’auteure propose une étude de ce comportement nouveau, reprenant les études de psychiatres et de sexologues de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle autour du trouble que représente l’absence de désir sexuel. L’asexualité étant un terme récemment apparu, des comportements similaires semblent avoir toutefois été étudiés : ainsi en 1886 Krafft-Ebing dans Psychopathia Sexualis s’intéressait à ce qu’il nommait "anesthésie" ou "manque de penchant sexuel"   qui pourrait avoir pour origine une "anomalie congénitale" ou bien qui serait une "anesthésie transitoire" une "diminution" voire une "disparition de la libido" ayant pour causes l’âge, les activités de la vie "nuisibles à l’entretien du penchant sexuel"   , ou encore des maladies cérébrales où des lésions attendraient l’instinct sexuel. Sastre cite encore Havelock Ellis pour qui l’abstinence est un problème de santé personnelle et publique, selon l’idée que "une sexualité modérée est un sain entretien du corps humain"   . Ce comportement résulte à ses yeux de la "pression négative exercée sur l’impulsion sexuelle, indépendamment des désirs de l’individu, par le milieu religieux et social"   . C’est à partir des années 1960 que ce trouble du désir est médicalisé et étudié comme un dysfonctionnement sexuel, bien que l’on sache que le désir fonctionne aussi selon des normes sociales. Les travaux que cite Sastre sont américains et proviennent, notamment, de l’American Psychiatric Association. Si l’étude de Sastre est bien documentée, elle reste difficile à suivre par moments, en particulier durant les passages dédiés aux statistiques où elle se perd un peu et dont on ne sait que retenir.

Peggy Sastre regrette, par la suite, que trop peu de livres de sciences humaines existent en France sur l’asexualité stricto sensu   . C’est sans doute qu’au pays de Lacan, ne pas avoir envie de faire l’amour n’est pas simplement dire "non merci pas de sexe", comme on renvoie le serveur au moment de la carte des desserts. Symptôme de la société pornographique, phénomène de société pour les uns   , "refus d’entrer dans l’âge adulte" pour d’autres   , "valeurs négatives" véhiculées par le mouvement AVEN "l’ANPE des nuls aux pieux" pour certains   , les interprétations grondeuses vont bon train.


Il n’y a pas de rapport sexuel ?

Que reste-t-il du difficile dialogue avec soi sur la question de l’identité de son corps et de la rencontre de l’autre ? L’élixir sexe-plaisir/sexe-désir est une eau trouble que les discours des asexuels et la recherche scientifique ne semblent pas (encore ?) éclaircir.

Lors d’une étude menée en 2007 dans le Midwest des Etats-Unis par Prause et Graham, afin de caractériser précisément l’asexualité, des personnes se désignant comme asexuelles ont été invitées à répondre à des questionnaires autour de "leur histoire sexuelle, leur excitabilité, leurs inhibitions, leurs désirs, leurs fantasmes, ainsi que leur appréciation du terme d’asexualité"   . L’une des participantes répond au sujet de ses tentatives de masturbations : "je ne peux pas dire que c’est plaisant, physiquement plaisant, je n’en sais rien, je n’arrive pas à trouver les mots". Une autre femme dit : "Cela ne m’intéresse pas. Je pense que ce qui vous rend sexuel c’est l’intérêt que vous portez au sexe. Le sexe ne m’intéresse pas donc je ne suis pas sexuelle"   .

Dire qu’on ne pratique pas le sexe est intéressant, non pas seulement quant à un éventuel militantisme du no sex, mais parce qu’on dit autre chose que ce qu’on dit quand on dit "non" au sexe. Ainsi, la très célèbre formule lacanienne "il n’y a pas de rapport sexuel" résonne à la lecture de Peggy Sastre, bien qu’elle n’y fasse pas référence. De même que le rapport sexuel est impossible à écrire, selon Lacan, il est visiblement difficile pour les asexuels de dire leur rapport au sexe. Le mérite du travail de Sastre est de prendre au sérieux un comportement allant totalement à rebours de l’idée communément admise que le désir sexuel est un élan vital. Malgré quelques maladresses d’organisation de son propos, qui tiennent sans doute au fait que le terrain soit quasi "vierge" (et malgré de récurrentes erreurs de ponctuation), l’ouvrage nous fait découvrir l’asexualité, si on ne la connaissait pas, et établit ainsi un "rapport" précis de ce qu’"il n’y a pas"...