Fabien Connord saisit l’évolution paradoxale de la gauche non communiste dans son rapport aux campagnes. Synonymes de progrès et de modernité à l’orée de 1945, ses élus incarnent l’archaïsme vingt ans plus tard. Ce rendez-vous manqué pèse lourd dans l’évolution politique de cette gauche.
Fabien Conord condense ici un travail de doctorat soutenu en décembre 2007 . Si le titre mentionne l’objet, la problématique, il tait ses bornes chronologiques : l’enquête court de 1945 au mitan des années 70. La période est celle de la Fin des paysans (Mendras), de la PAC, de l’inscription accélérée des campagnes françaises dans la modernisation que symbolise l’avènement du tracteur.
Choisissant la gauche non communiste, l’auteur s’attache à un ensemble mouvant : SFIO, parti radical-socialiste, socialistes indépendants, PSU mais aussi FGDS, Parti socialiste (1969)… En trois denses chapitres, il dresse le portrait en pied de cet ensemble : des militants issus de la Résistance, un moindre recrutement ensuite, un vieillissement inéluctable donc. Ce caractère se double (s’explique ?) également de la faible prise de la modernisation de la société française sur sa composition : peu de femmes –l’univers mental des élus ruraux est encore fortement machiste-, un recrutement largement assis sur la fonction publique, un ethos militant socialiste et radical essentiellement laïc. Le PSU nuance ce constat, augurant d’un moindre vieillissement –le tableau serait là à compléter de l’apport du colloque ‘‘Le PSU vu d’en bas’’. Face à cet ensemble militant qui se délite, les sections et leurs adhérents s’amenuisant, la sociologie des élus contraste. A chaque niveau du cursus, la différenciation sociale s’accroît, éloignant toujours plus le représentant du profil social de ses mandants. Le vieillissement est ici plus présent que jamais, contrastant avec le rajeunissement en cours des élus communistes, des élus de droite qui tentent sous la houlette de Pompidou une offensive d’envergure sur les départements du Massif Central dans les années 60. La carrière de Jacques Chirac atteste que ce pari fut gagné. Par de courtes annotations, il dresse l’idéal-type du parlementaire socialiste rural : ‘‘origines modestes, usage de la langue vernaculaire, longévité politique et contact du terrain’’. On retrouve là des députés du vin ((bien repérés dans les actes du colloque Vin et République, Cliopolis, L’Harmattan, 2009), des élus ruraux, conseillers généraux plus classiques : tous s’affirment comme des hommes-clés d’un système partisan bien souvent en apesanteur –faute d’un réel maillage militant- dans les campagnes. L’élu est là pierre angulaire, son vieillissement inquiétant pour la pérennité des gauches non-communistes en campagne.
Une anthropologie politique séduisante.
Si Fabien Conord dresse avec brio ce portrait en pied de la gauche non communiste dans les campagnes, les pages les plus séduisantes tiennent à sa saisie de la vie politique au village (chap. 4). L’historien mobilise ici de nombreuses sources : le roman de Christian Pineau, la presse militante, les rapports des préfets… Au ras du village, la question de la politisation des campagnes s’enrichit d’un développement conséquent sur une période naguère en jachère. Assise sur une presse spécialisée qui éprouve la plus grande difficulté à assurer sa pérennité, la propagande politique en faveur des campagnes témoigne d’une disjonction croissante entre les discours du centre (urbain sinon parisien) et ses périphéries rurales, ce d’autant que la vie militante ne cesse de s’étioler. Les élus semblent peser de tout leur poids pour freiner d’ailleurs toute vie militante, s’autonomisant des fédérations. De facto, au rebours des sociabilités militantes, ce sont les sociabilités traditionnelles qui assurent la force du cadre politique : les comices, les foires, les banquets, l’inauguration d’édifices publics. Les discours sont classiques, hérités sinon construits par le temps long de la politisation des terroirs ; les élus, enfin manifestent dans leurs propos de campagne un entre-soi de bon aloi. La place du bistrot dans les campagnes électorales l’explique en partie ; le jeu des subventions, une certaine forme de clientélisme l’exprime : tout élu, fusse dans le cadre d’un mandat national ne saurait trop s’éloigner de sa circonscription.
Des temps désaccordés ?
La vie politique au village a ses rythmes propres donc, essentiellement liés aux cadres de sociabilité ruraux. Face aux temporalités nationales, Fabien Conord note une aspiration unitaire prégnante pour l’ensemble de la gauche non communiste durant la IVe République ; cette aspiration repose sans doute sur l’image d’un monde paysan que l’on ne souhaite pas cliver, elle s’appuie peu ou prou sur la défense de la petite exploitation. La Ve République rompt cet équilibre, puisque les parlementaires sont dessaisis d’une partie de la responsabilité des lois agricoles. Ce décrochement correspond à la montée en puissance des thématiques de la technocratie et des experts auxquelles la gauche non communiste est plutôt hostile, nonobstant l’ambivalence du PSU à cet égard. La Ve République à ses débuts marque le reflux de cette gauche non communiste. Ce reflux est d’abord celui d’une identification : de progressiste à l’orée de la Libération, le rôle de ces élus se comprend toujours plus souvent comme conservateur, étranger à la modernisation des campagnes telle qu’impulsée par l’Etat et l’institution des SAFER qui organisent le remembrement, la PAC. Voter à gauche serait là marquer sa défiance.
Rendez-vous manqués ?
Cette évolution conduit l’auteur à forger l’argument de rendez-vous manqués de la gauche non communiste avec la modernisation des campagnes. Le bilan limité de Tanguy-Prigent au ministère de l’agriculture (1944-1947) en est l’un, il annonce l’incapacité de la gauche non-communiste sur l’ensemble de la IVe République à dépasser l’héritage du Front populaire et de l’office du blé, et restructurer l’agriculture, offrir aux éleveurs des garanties identiques à celles données en 1936 au céréalier. Ces échecs successifs nourrissent le repli du parti radical et de la SFIO sur une attitude protestataire, toujours plus proche d’un conservatisme paradoxal lorsqu'on l’interprète en parallèle du renouveau des pratiques politiques et partisanes de cette gauche en milieu urbain à l’orée des années 70. Symétriquement, aveuglé par le mythe de l’unité paysanne, cette gauche non communiste rate ses rendez-vous avec le syndicalisme agricole. Pour Fabien Conord, ce repli protestataire et conservateur in fine témoigne de représentations forgées par la IIIe République, rodées au jeu parlementaire. Avec la Ve République, le Parlement s’étiole, et la modernisation est gaulliste, même si celle-ci chausse des godillots que n’auraient pas reniés les radicaux-socialistes de l’entre-deux-guerres. Ainsi ce que chronique et analyse Fabien Conord relève moins d’un rendez-vous manqué que d’un épuisement progressif de l’arsenal rhétorique, électoral et militant d’une gauche non communiste prise dans les rêts d’une modernisation qu’elle appelait de ses vœux mais ne comprend pas. C’est là sa thèse ; elle constitue l’objet de ce livre dont le style souvent alerte et imagé nourrit la lecture