C’est avec la présentation de son premier album live enregistré au Studio de Radio France en 2009 que l’envoûtante Lila Downs a fait vibrer le public du festival Mix’Terres à Blois, le 23 mai dernier. Des trois concerts donnés en France (Metz, Blois, Paris) dans le cadre de sa tournée européenne, c’est le seul qui ait eu lieu hors des grandes salles prestigieuses. Lila Downs, accompagnée du sublime orchestre La Misteriosa , a fait résonner sa voix percutante de mezzo-soprano dans la Plaine Croix Chevalier de la banlieue nord de Blois. Née à Tlaxiaco dans l’État de Oaxaca, d’une mère mixtèque et d’un père américain, Lila Downs débute sa formation comme chanteuse à l’âge de 14 ans. Après avoir fait l’expérience de l’opéra et du jazz, elle développe son propre style en s’efforçant de mettre en musique son double héritage culturel. Chanteuse engagée, Lila Downs réinvente le patrimoine musical mexicain et le projette dans le champ de la musique pop contemporaine. Connue du grand public grâce à sa collaboration en 2003 à la bande sonore du film Frida, la diva continue, depuis lors, à parcourir le monde et à rendre hommage à la diversité culturelle mexicaine.
L’entretien qui suit a été enregistré dans le cadre du festival des arts croisés Mix’Terres, événement organisé par la Maison de Bégon (un acteur incontournable du monde associatif du Loir-et-Chair) et entièrement voué à la mise en valeur de la mixité des cultures.
Nonfiction.fr - Pouvez-vous nous dire quelques mots à propos de votre tournée européenne et des raisons qui vous ont motivée à participer au Festival Mix’Terres ?
Lila Downs - C’est un immense plaisir de participer à ce festival, car je crois profondément en ces petites communautés qui réussissent à mettre sur pied des évènements de cette ampleur. Il est très gratifiant de voir qu’autant de personnes puissent s’unir dans un effort commun visant à rendre l’art présent et bien vivant. En ce qui concerne notre tournée, nous sommes passés par la Turquie, la Hongrie, et elle se poursuivra en France, à Paris ; nous nous dirigerons ensuite vers l'Allemagne et la Norvège.
Nonfiction.fr - Lila, vous êtes issue de deux cultures très différentes l’une de l’autre, de quelle manière vivez-vous votre identité métisse ?
Lila Downs – Dès ma tendre enfance, traduire une culture vers l’autre fut une expérience quotidienne qui suscitait en moi aussi bien de la haine, de la peur que de l’amour. Pour être honnête, cela n’a pas été facile. Lorsque j’étais enfant, tous mes sentiments étaient très embrouillés. Cependant, grâce à la musique j’ai pu exprimer ma douleur, mes doutes et mes interrogations. Par ce biais, je suis également parvenue à faire dialoguer les traditions culturelles et ethniques. Parce que je suis moi-même le fruit de la rencontre de deux cultures distinctes, j’ai toujours attachée une grande importance au fait que nous puissions être en harmonie les uns avec les autres en dépit de nos différences.
Nonfiction.fr- De quelle manière votre identité métisse a-t-elle influencé votre expression musicale et en quoi est-ce qu’elle vous distingue d’autres chanteuses latino-américaines telles que Mercedes Sosa et Chavela Vargas ?
Lila Downs- Je ne pense pas qu’il y ait de grandes différences entre nous, je pense au contraire que nous avons beaucoup de choses en commun. De fait, la plus grande différence tient à ce que j’ai grandi à mi-chemin entre les États-Unis et le Mexique et que j’ai des racines indigènes. Les temps ont changé et, depuis, nous avons pu, pour ainsi dire, sortir du placard, affirmer haut et fort nos racines indigènes, et exhiber notre peau brune et les cheveux noirs que nous portons fièrement. Mais je pense également qu’autant Mercedes Sosa que Chavela Vargas parlaient de la "vérité"; c’est donc, je pense, la recherche courageuse de la "vérité" qui nous rapproche, bien que ce soit parfois gênant pour certaines personnes. Ce qui m’intéresse par-dessus tout, c’est l’histoire des hommes et femmes ordinaires, de toutes ces personnes qui luttent, qui se battent alors même que leur vie est difficile, mais qui ne se laissent pas abattre pour autant.
Nonfiction.fr – Parlez-nous des géants du jazz qui vous ont profondément inspirée.
Lila Downs – Oui, effectivement, en tant que chanteuse mexicaine les gens n’imaginent pas combien le jazz a été important pour moi. Billy Holiday a été une figure qui, plus que quiconque, m’a grandement influencée. Je ne peux pas m’imaginer être une chanteuse sans tout l’arrière fond historique du jazz. Vivre la vie du jazz est une expérience merveilleuse ; s’efforcer, comme musicien, de vivre et transmettre ses idéaux, je pense que je suis très privilégiée de pouvoir vivre cette expérience. Sara Vaughan m’a aussi grandement influencée. Grâce à elle j’ai appris beaucoup de chansons et différentes variations vocales que j’essaye toujours de me remémorer lorsque je suis sur scène. Je pense constamment à tout ce que le jazz m’a légué, ainsi qu’à tout ce que j’ai appris des grands chanteurs mexicains. Mais je considère qu’il y a une attitude propre au jazz et qui consiste dans une certaine liberté par rapport à la musique. Pour moi, cette attitude est essentielle, car lorsqu’on est sur scène elle permet de se laisser guider par l’inspiration du moment.
Nonfiction.fr : Vos chansons telles que "La Línea", "Minimum Wage", "La Niña", "Dignificada", entre autres, révèlent votre engagement social envers les plus défavorisés, notamment envers les émigrés, les femmes qui travaillent dans les maquiladoras situées le long de la frontière américano-mexicaine ou encore envers les employées domestiques. Comment en êtes vous venue à puiser dans ces thèmes liés à la justice sociale, la violation des droits de l’homme, la discrimination de genre, la discrimination ethnique et la condition des émigrés aux États-Unis ?
Lila Downs – Cela s’est fait progressivement, au contact de mes concitoyens, d’autres Mixtèques comme moi, qui ont vécu des histoires tragiques en cherchant à traverser la línea pour aller travailler aux États-Unis. Beaucoup sont morts chemin faisant et cela m’a brisé le cœur. C’est ainsi que j’ai commencé à composer ce type de chansons. Par ailleurs, la femme est un être entier qui donne et insuffle la vie ; je crois que nous devrions, en particulier au Mexique, lui rendre un vibrant hommage, car elle est unique dans sa manière de communiquer et de vivre en société. En tant que femmes, nous avons une manière particulière de sentir et d’affronter la vie.
Nonfiction.fr – Un des traits caractéristiques de vos chansons est la fusion entre la tradition et l’innovation musicales. De quelle manière peut-on parvenir à récréer la mémoire musicale mexicaine et, partant, de revaloriser la richesse culturelle des différents peuples qui la composent, sans pourtant demeurer prisonnier du passé ?
Lila Downs - Bien sûr, c’est une question très intéressante, car je pense que cette revalorisation est une constante dans l’art qui contribue fortement d’ailleurs à la formation de l’identité d’un pays et d’une nation, au façonnement de quelque chose comme un nationalisme. Je pense qu’au Mexique cette mise en valeur de notre richesse culturelle a toujours été très dynamique. Nous avons l’exemple du costume traditionnel de la china poblana qui a été conçu initialement comme un symbole national, mais qui est composé d’éléments venus d’Asie, de l’Inde notamment. Pour ma part, je compose en ce moment une chanson sur Zapata et Villa, et ce travail m’a forcée à remettre en question toutes ces histoires sur les caudillos qui nous ont été transmises depuis notre enfance, ne serait-ce que parce que la comparaison avec les hommes politiques d’aujourd’hui s’impose et m’oblige à me demander en quoi consiste la véritable différence. J’essaye de composer quelque chose qui soit pertinent, parlant pour nous aujourd’hui.
Nonfiction.fr – De nos jours, l’usage d’Internet dans le domaine culturel est au centre d’importantes polémiques. À votre avis, quel est le retentissement de son usage dans ce domaine ?
Lila Downs – J’en suis ravie, je pense qu’Internet est la révolution dans le domaine musical, car grâce à lui la musique est accessible à toutes les catégories sociales. Il n’en demeure pas moins que l’usage d’Internet est susceptible de provoquer des tensions importantes compte tenu de la présence des grands labels discographiques qui cherchent à le réguler. Cela ne sera pas facile pour eux de s’opposer à ce mouvement sans précédent, car les moyens sont nombreux et variés pour que la musique puisse se diffuser et se démocratiser, et j’en suis ravie. Je pense que l’art doit toujours être rendu accessible au plus grand nombre.
Nonfiction.fr – Et pour finir, si la musique de Lila cherche à refléter ce qu’elle est, qui est donc Lila ?
Lila Downs - Eh bien, je pense que Lila, c’est la musique. Je serais heureuse de pouvoir mourir tout en sachant que c’est ma musique et non ma personne qui subsistera, que ma musique pourra s’exprimer par elle-même
Propos recueillis par Johaan Castro et Frida Osorio Gonsen.
Lila Downs y La Misteriosa en Paris, Live à FIP
(World Village). En tournée européenne.