Comment comprendre la persistance de difficultés dans les banlieues malgré la mise en place d'une politique de la ville au début des années 80 ?

Comment comprendre la récurrence des émeutes de banlieue en France ces trois dernières décennies, et l’ampleur et l’intensité de celles de novembre 2005, alors que l’État a mis en place une politique de la ville substantielle – et très médiatisée – depuis le début des années 1980 ? Mustafa Dikeç, géographe à Royal Holloway (Université de Londres), donne enfin des éléments d’explication à ce dérangeant paradoxe français, dans un livre brillant intitulé Badlands of the Republic : Space, Politics and Urban Policy.


Un recul des préoccupations sociales

Pour comprendre "comment on en est arrivé là", ce livre retrace l’évolution de la politique de la ville en France du début des années 1980 au milieu des années 2000. À ses débuts, cette politique concevait les banlieues comme des territoires "en danger", que l’État devait aider en mettant en œuvre des politiques ponctuelles, provisoires, et en promouvant le principe de démocratie locale. Progressivement, l’objet de la politique de la ville s’est transformé. Aujourd’hui, associé aux peurs de l’immigration et du communautarisme, considéré comme une menace pour la République, il est devenu : les "banlieues dangereuses". L’émergence de cette conception correspond à la mise en place d’une gestion jugée plus rigoureuse de la banlieue : la bureaucratisation de la politique – et donc la marginalisation des acteurs locaux de la "société civile" – est allée de pair avec l’obsession croissante de surveiller et de punir plus efficacement.

Ce glissement sécuritaire, sensible dès le début de la décennie 1990 avec l’entrée en scène dans la banlieue des Renseignements Généraux et du Ministère de la Justice, prend un nouveau tour en 1997, alors que la gauche, pour la première fois, reprend à son compte les questions sécuritaires et adopte une série de mesures accentuant la pénalisation de la banlieue (recrutement massif de policiers et gendarmes, institution d’une "police de proximité", création de "centres d’éducation renforcée" à destination des mineurs, etc.).

Mais à partir de 2002, avec les lois Sarkozy et Perben qui visent directement la banlieue (désormais explicitement assimilée au "ghetto" dans les discours des plus hauts représentants de la République), la dimension répressive atteint un niveau jusque-là inégalé. Dans le même temps, la politique de la ville mise en œuvre par Borloo, fortement médiatisée, se restreint en réalité à une intervention sur l’espace (extension des zones franches urbaines, vaste programme de démolition/reconstruction des logements sociaux), tout en se désintéressant des habitants de la banlieue (aucune garantie n’est prise que les emplois créés dans les zones franches leur reviennent au moins en partie ; la question du relogement des habitants est à peine abordée) : les préoccupations sociales de la politique de la ville n’ont jamais été aussi ténues. Rien d’étonnant, dans ce contexte, que la situation actuelle soit si explosive : alors même que les habitants des banlieues font face à des inégalités croissantes en termes d’accès à l’emploi et aux services de base et subissent quotidiennement des discriminations de toutes natures (notamment de la part de la police), les politiques urbaines deviennent de plus en plus enfermantes et répressives et se désengagent de la dimension sociale qui les caractérisait au début des années 1980. Dès lors, la vague d’émeutes de 2005 ne doit-elle pas être interprétée comme exprimant une soif confuse de justice ?


Quand les mots créent (en partie) la chose

La force de la démonstration de Mustafa Dikeç provient de sa démarche, qui repose sur une triple originalité. Tout d’abord, c’est en géographe, indiscutablement, que l’auteur analyse les politiques urbaines françaises de ces trente dernières années : l’espace est au cœur de son approche et il démontre de manière empirique et très convaincante que "la banlieue", loin d’être un territoire donné sur lequel on se contente d’agir, est en réalité le produit d’une construction et l’objet d’une manipulation des politiques. Il montre ainsi comment la banlieue a été érigée en badlands (ce qui signifie littéralement "mauvaises terres"), à travers l’invention de noms descriptifs, de désignations spatiales et de catégorisations statistiques (un ensemble de représentations qu’il désigne, en se référant au philosophe français Jacques Rancière, sous le nom de "police"). Autrement dit, il met en évidence les liens étroits mais souvent méconnus qui unissent espace et politique. Concrètement, il montre comment la politique de la ville est passée d’une conception souple et empirique des espaces de banlieue en difficulté et nécessitant l’aide de l’Etat (au début des années 1980), à une conception de plus en plus bureaucratique aboutissant à la multiplication des quartiers statistiquement construits comme sensibles, et à leur quasi naturalisation. Or cette évolution est en soi très pénalisante pour les habitants des espaces considérés, qui sont inéluctablement enfermés dans ces désignations stigmatisantes.

Une autre originalité de Badlands of the Republic tient au fait que l’auteur ne se contente pas d’analyser les politiques urbaines comme si elles advenaient dans un vacuum politico-économique. Il explique au contraire comment le contexte national et international rend compte de certains infléchissements de la banlieue imaginée, et oriente, à plus ou moins court terme, les mesures concrètes qui la concernent. À ce propos, on lira avec intérêt les développements que Mustafa Dikeç consacre au retour en force de l’idéal républicain en France et à ses contradictions : tout se passe comme si, à partir du milieu des années 1990, les valeurs d’égalité et de cohésion sociale de plus en plus souvent invoquées, par la droite comme par la gauche, servaient à masquer une peur confuse de l’immigrant désormais considéré comme menaçant, et dont la banlieue (désormais qualifiée de ghetto) devient l’incarnation.

Un troisième point fort de l’ouvrage consiste en son effort pour articuler les voix "d’en-haut" (celles qui font la politique de la ville, et dont l’auteur rend compte à travers une analyse très fine des rapports, des lois et décrets et de diverses déclarations émanant des experts et des politiques), avec celles "d’en-bas", dont il explique qu’elles ne concordent pas avec les premières et qu’elles tentent vainement de faire entendre leur puissant désir d’intégration urbaine et sociale. C’est là, à mon sens, la seule faiblesse du livre : un unique chapitre (sur huit) est consacré à ces "voix alternatives", à travers l’étude (fort bien menée par ailleurs) d’une association de Vaulx-en-Velin à Lyon et de ses tentatives infructueuses pour participer à la vie démocratique et au devenir du quartier. Un déséquilibre que l’on regrette, quand il s’agit de faire saisir la légitimité des habitants de la banlieue dans la production de la ville. On s’étonne d’ailleurs de l’absence de toute référence à l’ouvrage de Maurice Pialoux et Stéphane Beaud, Violences urbaines, violence sociale (La découverte, Paris, 2003), qui donnent justement toute leur place à ces voix alternatives de la banlieue, et dont les analyses complètent et rejoignent parfaitement celles de Badlands of the Republic.

En bref, voici un livre remarquable, à la croisée des Postcolonial Studies et de la sociologie d’inspiration bourdieusienne, qui démontre que les banlieues françaises en difficulté souffrent à la fois d’un déficit d’intégration à la communauté nationale et de lourds handicaps socio-économiques. Tous ceux qui s’intéressent à la ville et aux politiques urbaines (géographes, urbanistes, chercheurs, étudiants, politiques, et plus largement tout citoyens de France et d’ailleurs) ne pourront se permettre de l’ignorer… même s’il n’est accessible qu’en langue anglaise à l’heure actuelle. À quand la traduction en français ?!


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crédit photo : **camille** / flickr.com