Chercheurs étrangers comme français contribuent, dans cet ouvrage collectif, à mettre en lumière l'éthique kierkegaardienne, à travers des interrogations et des questions que notre siècle même continue à se poser. Un ensemble de textes stimulant pour quiconque s'interroge sur le rapport entre subjectivité et éthique, religion et éthique, foi et morale.

Le centre Eric Weil - conduit par Patrick Canivez - et la société Soren Kierkegaard se sont mobilisés pour faire émerger une réflexion collective sur l’éthique de Kierkegaard ; est paru en novembre 2009 un ouvrage supervisé par Anne-Christine Habbard et par Jacques Message, préfacé par Jacques Colette : Soren Kierkegaard, Pensée et problèmes de l’éthique.

Né à Copenhague en 1813 et mort en 1855, Kierkegaard se désigne lui-même comme "écrivain". "Penseur subjectif", affirme-t-on, Kierkegaard est connu pour sa "conceptualisation" des "stades /étapes" ou "sphères" d’existence (selon le point de vue adopté, "génétique", ou "eidétique", si l’on suit A. Clair).  Mais l’intellection de l’éthique ne dépasse-t-elle pas l’assignation qu’on lui réserve habituellement : de ne constituer qu’une transition entre stade esthétique et stade religieux ?

L’ensemble des auteurs sollicités s’accorde précisément sur le caractère constitutif de  l’éthique dans l’avènement de la "personnalité", du sujet, voire de la subjectivité, et la problématique est ainsi  hantée par le spectre du "Je" qui parle, du récit de soi et des modes de communication qui s’y rattachent.  Le style kierkegaardien est tout aussi décisif, on le sait, que le contenu qu’il communique ; Vincent Delecroix se demande si le penseur existant est, par excellence, le penseur éthique, ce qui semble priver le stade esthétique et religieux du privilège de spécifier l’"existence".  Parce que le choix éthique renvoie à l’approfondissement de sa propre intériorité, il est directement concerné par une sorte de "récit de soi", destiné à produire un effet éthique sur autrui, à "remplir une intention dans le discours". La philosophie retrouve ici son origine morale, pratique, gommée par des siècles de discours sur le savoir, en vue du savoir etc.

Le concept d’éthique lui-même se révèle par conséquent "subjectif", à condition de spécifier que le geste éthique ne suspend pas le monde des normes. L’existence, puisque c’est de cela qu’il s’agit, ne prend sens que de "l’acte d’identification de soi" qui s’y accomplit, dans la synthèse du "choix absolu de l’absolu" (la décision de vivre éthiquement) et de la soumission à la morale normée de la société, selon les thèses d’André Clair : l’humanité comme l’individu s’entrecroisent ainsi dans la décision éthique. Selon Edward Mooney, dans le Post Scriptum, la tâche de l’existence est de "réaliser un idéal de personnalité", et l’éthique kierkegaardienne (probablement inspirée en partie de Lessing) traduit l’ "appropriation d’un engagement, témoigne d’une Bildung". Loin de constituer exclusivement une catégorie psychologique, la notion de "personnalité" indique l’entrelacs de l’action pratique et de la responsabilité, le surgissement de la dimension éthico-religieuse, et l’articulation possible au concept de répétition, comme le souligne l’article de Dario Gonzalez. L’éthique veut  "faire passer l’idéalité dans la réalité", et  la répétition ("mot d’ordre de toute conception éthique") prend donc la figure d’une "reprise" de soi, d’une re-création, la référence active à l’éternel déterminant la conduite morale. La répétition, contre toute apparence (psychanalytique en particulier), n’aliène pas le sujet mais l’ouvre à la transcendance : le devenir chrétien se confond par là même avec un problème éthique, ce qui ne va pas de soi et constitue même le point nodal des articles présentés ici. Dans le droit fil de cette problématique, mais sous des auspices différents, Anne-Christine Habbard interroge les dilemmes de l’éthique. L’article a pour objectif d’éclairer la pensée de Kierkegaard à travers la parenté que manifesteraient des textes hétérogènes mais publiés simultanément (1843), Crainte et tremblement, La répétition et Trois discours édifiants. La vraie question éthique intervient sous la forme d’une alternative déchirante : comment choisir, entre décision radicale de vivre éthiquement et/ou décision d’accepter les normes sociales ? Se choisir et se singulariser signifierait-il à présent prendre parti pour une seule possibilité ? Parce que les deux versants du dilemme sont "universels", ils engendrent l’impossibilité du choix et l’angoisse elle-même, surgie d’un malentendu fondamental : alors que rien n’est décidé, il est déjà trop tard. Le repentir, catégorie fondatrice chez Kierkegaard, apparaît ainsi comme la "plus haute expression de l’éthique", puisque l’individu toujours "fait faillite" dans l’accomplissement de la tâche éthique.

Cet échec de la réalisation éthique est souligné par d’autres auteurs qui, à l’instar de Wilfried Greve, s’interrogent sur la genèse de l’acte éthique, pris là encore dans une tension non résorbée entre devoir et foi. Dans La maladie à la mort (traduit improprement par Traité du désespoir), la prise en charge du soi effectif suppose-t-elle le maintien du contenu normatif de l’éthique ? N’est-ce pas condamner la nécessaire séparation entre éthique et christianité (opposée au christianisme) ? L’éthicien semble en effet se situer en deçà de l’opposition du péché et de la foi, étranger au désespoir, ce désespoir que l’esthéticien lui-même peut ressentir face à la beauté fragile du monde sensible - comme le rappelle Hélène Politis   dans un autre contexte - et que la foi religieuse contrarie jusqu’à l’anéantir, afin que le "devenir soi" s’accomplisse.  C’est en statuant sur la structure du Moi (synthèse de fini et d’infini, de temporel et d’éternel, de liberté et de nécessité) que l’on peut repérer l’irruption de la "conscience infinie", pour un Moi qui se rapporte à lui-même parce qu’il est – paradoxalement – rapporté à autre chose (Dieu). Le sujet affirme donc dans la foi, au delà de son ipséité,  son origine transcendante et Kierkegaard, soutient Alain Cugno, disposerait dans ses écrits d’une théorie du moi plus que d’une égologie simplificatrice ; le penseur danois n’est pas, à l’instar de Hegel, préoccupé par l’adéquation entre intériorité et extériorité  et c’est plutôt de leur  asymétrie, disons de leur inversion,  que procèdent selon lui l’auto-affection du moi, sa singularité, perceptibles précisément dans l’éthique, registre où l’on "accueille sa propre liberté sous la forme de l’hospitalité offerte à une liberté autre". Il s’agirait donc de «convertir l’amour de soi le plus extrême en l’amour de quelques autres" (et non de l’humanité ?).

Marie-Claude Lambotte insiste à son tour sur les paradoxes de l’éthique, chargée de "structurer" le sujet, de l’engager dans l’absolu et dans la décision libre, lors même qu’elle le confronte à sa "peccabilité", à son vertige, à son angoisse (problématique développée par Pia Soltoft). "L’éthique est en l’homme ce par quoi il devient ce qu’il devient" (Ou bien-Ou bien, OC IV). Mais c’est le rapport entre l’esthéticien et l’éthicien dans le traitement du désespoir qui se présente, dans cet article,  comme décisif : le premier voit  dans le désespoir l’expression de sa finitude et de la vanité du monde là où le second  l’éprouve comme "la maladie de l’ignorance et du défi". Dans les deux cas, le renoncement/la renonciation - à l’infini, pour l’esthéticien, au désespoir, pour l’éthicien, happé par l’appel de la foi - ont valeur discriminative et déterminent des destinées opposées. Dans le même contexte, Jacques Message montre combien "désespérer de" signifie désespérer "de ce qui vous fixe dans le désespoir" et non de l’objet lui-même. On peut désespérer du monde fini parce qu’on rapporte – plus on moins consciemment -  son désespoir à autre chose (qui sert de "mesure"), mais peut-on désespérer de l’éternel ? Abraham, le chevalier de la foi, ne s’est-il pas (sans état d’âme ni désespoir), rapporté exclusivement à l’éternel ? Que les objets terrestres soient occasion de désespoir n’interdit pas de penser qu’il existe une réalité plus haute à laquelle le héros de la foi se rapporte extraordinairement. Ce que l’article discute, à ce propos, c’est du devenir chrétien lui-même, explicité par l’auteur à la lumière d’une causalité libre (en termes kantiens) à condition de préciser que la nécessité, chez Kierkegaard, constitue la tâche propre du possible, plus que son contraire, ni  même son actualisation. Définir spéculativement (abstraitement) le nécessaire, enlève toute réalité à la liberté - à l’encontre de Hegel, évidemment –   .Dieu est donc cette forme de la possibilité.


La question éthique renvoie, on le constate, à une constellation de problématiques, dont l’ouvrage recense les figures essentielles. La catégorie d’extraordinaire, à l’instant entrevue, nourrit la réflexion de Philippe Chevalier. Le vrai chrétien, affirme Kierkegaard, n’est peut-être pas de ce monde, sinon sous l’aspect de l’apôtre ou du chevalier de la foi. Constitué de papiers disséminés, Le Livre sur Adler ne fut publié qu’après la mort du philosophe ; comment comprendre la suture entre individu ordinaire et extraordinaire ? L’éthicien représente-t-il l’ "ordinaire" de la moralité et l’apôtre l’extraordinaire de la foi ou les deux catégories se conjuguent-elles pour définir le chrétien animé par la foi ? Les lecteurs/commentateurs de Kierkegaard qualifient en général de "première éthique" la conception socialisante et normative de la morale (petite-bourgeoise pour certains) développée dans certains textes, et de "seconde éthique", celle dont la parole extraordinaire "ne laisse indemne ni le sujet ni l’ordre établi", selon l’auteur de l’article. L’extraordinaire se dévoile dans le régime d’hétéronomie qu’il incarne : l’individu, devant Dieu, demeure toujours en dette, témoin d’une parole qui ne lui appartient pas. Mais, bien entendu, le rapport de l’apôtre à la communauté humaine est ambigu ou, du moins, double : il situe l’élu en-deçà au au-delà du monde des hommes et son abaissement  même (son humilité) traduit l’extraordinaire de sa position. Le devoir d’amour, commandé par un autre que soi (Dieu) inscrit donc l’apôtre dans une tension analogue à celle qui spécifie le chrétien en chemin.

Dans le même ordre d’idée et à propos du "cas" Adler, l’ "affaire" révèle, selon Peter Kemp, un homme perdu dans le vertige religieux – sous l’effet de la révélation – et qui confond  expérience subjective et "saut qualitatif" (opéré par la foi) ; plus encore,  en ne parvenant pas à maintenir sa première déclaration (ce que Dieu lui aurait dicté) et la nécessité d’abandonner l’église institutionnelle, il se contredit sévèrement mais ingère la contradiction. Bref, à l’instar de Hegel dont il se réclame, Adler n’a pas renoncé à la médiation spéculative et finit par assimiler philosophie et christianisme.  L’article, il faut le signaler, s’interroge à nouveau sur le rapport entre éthique et foi : la sphère religieuse comprend l’éthique ou doit la comprendre, souligne l’auteur, ce qui infléchit à nouveau  le questionnement. L’avènement de la seconde éthique constitue-t-elle en définitive une "suspension" de la première éthique ou sa radicalisation ? (Question déjà posée par Anne-Christine Habbard). La passion religieuse refuse-t-elle tout compromis et le chrétien extraordinaire s’engage-t-il à adopter une attitude réformatrice (voire contestataire) envers l’ordre établi ? Il semblerait, d ‘après l’auteur,  que Kierkegaard fasse grief à Adler d’abdiquer sa foi en se résolvant à entériner  l’institution. Et l’on peut préciser que Kierkegaard lui-même ne prétend en rien représenter l’apôtre, mais plutôt un individu qui tend à vivre éthiquement (sinon "extraordinairement") dans la vie la plus ordinaire qui soit : revendication qui ne doit pas faire oublier la critique virulente de l’église luthérienne danoise pratiquée par Kierkegaard vers la fin de sa vie.

La supposée révélation du Pasteur Adler peut donc symboliser une pathologie religieuse, et Le Livre sur Adler, souligne Pia Soltoft, développe précisément une phénoménologie du vertige. Assimilé tout autant à une réaction somatique qu’à une manifestation spirituelle, affecté d’une indétermination qu’il partage avec l’angoisse, l’ennui, voire le désespoir, le vertige constitue une catégorie transversale, un symptôme majeur. Mais comment fonder sa relation à l’éthique ? Le vertige, nous dit Pia Soltoft,  exprime  un "rapport faussé à Dieu", à soi-même et à autrui, vertige dont Pascal faisait déjà état (à propos des deux infinis) ainsi que Sartre, après Kierkegaard évidemment, dans L’Etre et le Néant, selon d’autres modalités. Phénomène ambivalent, le vertige peut m’entraîner à ma perte ou donner forme à mon Moi, constituer le point d’appui pour le devenir soi. Quoi qu’il en soit, il "influe sur la manière dont nous nous rapportons les uns aux autres". Le vertige fait donc vaciller l’individu dans ses certitudes, dans son recours à une morale convenue, et l’oriente, là encore, vers la "seconde éthique", celle là même qui met entre ses mains la responsabilité infinie de ses actes (cf. le sacrifice d’Abraham).

Kierkegaard, comme le rappelle H. Politis dans Le vocabulaire de Kierkegaard, distingue le héros tragique du chevalier de la foi, et le génie de l’apôtre. Le premier, tel Agamemnon sacrifiant Iphigénie, vit un conflit aigu entre principe individuel (sa paternité) et collectif (la nécessité du sacrifice pour la survie de la communauté). "Abraham, au contraire, est contraint, dans l’accomplissement de son dessein criminel, de s’exclure du groupe humain qui est le sien" (Ibidem), et se trouve seul devant Dieu. Il n’est donc pas infondé d’affirmer que le héros tragique relève de l’esthétique et le chevalier de la foi de la sphère religieuse. Par ailleurs, l’apôtre "est appelé de l’extérieur  à devenir ce qu’il est" et incarne le chrétien extraordinaire en tant que tel, pourtant "incognito", à sa façon ;  quant au génie, il déploie des qualités hors du commun, mais demeure prisonnier de l’immanence. Ce détour  n’est pas inutile pour saisir la portée de l’article de Joël Janiaud. Quid de l’héroïsme moral dans la pensée éthique de Kierkegaard ? Abraham ne pourrait-il pas apparaître comme un "monstre moral" ?   .Le héros tragique est "intéressant", et, comme le soulignait déjà Aristote, étranger à toute extrémité. Mais Abraham – capté par un jeu des apparences - ne serait-il pas divin et démoniaque tout ensemble ? Son geste extraordinaire - et quasi impensable moralement  - ne devient-il pas, en définitive, ordinaire, et n’exprime-t-il pas la foi et l’infinie responsabilité devant Dieu ? (cf. L’Ecole du christianisme). La pensée éthique kierkegaardienne nous sensibilise donc à la perméabilité entre ordinaire et extraordinaire (enjeu dont la philosophie morale contemporaine s’est emparé). Mais c’est la foule, dans cette problématique, qui signale les limites de nos catégories morales, leur ambiguïté, et l’on n’est pas sans songer aux analyses d’H. Arendt sur la "banalité du mal".  Pour autant, il n’existe aucune raison solide de renoncer à toute possibilité de discernement moral, conclut Joël Janiaud.

Devenir "singulier" (ordinaire et/ou extraordinaire), telle est la destination de l’individu qui veut se distinguer du "banc de harengs" que constitue la foule. L’éthique, dans ces conditions, est emblématique : elle mobilise un pouvoir et non pas un savoir (comme le rappelle André Clair) : ne s’agit-il pas, dans la communication intersubjective,  de se rendre secourable pour l’autre ? Une vérité d’ordre éthique, un choix de soi dans sa "valeur éternelle", tels sont les linéaments d’une réflexion qui fait néanmoins de Dieu le Tout autre absolu et le fondement de sa propre subjectivité. Mais, demandera-t-on, qu’en est-il de l’autre ? Suspecté d’être prisonnier de son intériorité, de son idéalisme (critique émanant d’Adorno dans sa thèse sur l’esthétique de Kierkegaard, voir T. Adorno, Kierkegaard, construction de l’esthétique), de sa subjectivité solitaire (comme le remarque aussi Pia Soltoft) Kierkegaard a-t-il obturé la "vision"  d’autrui, a-t-il scotomisé son semblable, rejeté toute inscription sociale ?

Arne Gron s’appuie sur les Œuvres de l’amour – ouvrage charnière - pour faire parler le concept de reconnaissance. La dialectique kierkegaardienne, selon l’auteur, adosse à une "théorie de la vision" la possibilité de reconnaître l’autre : pouvoir de la vision en ce qu’il fait saisir l’autre dans son altérité, dans son individualité ou, bien au contraire, en masque l’existence.  Ne pas voir, voir ce qui est sans le voir, autant de postures qui expriment indifférence à l’autre, possibilité de pardon, reconnaissance ou négation d’autrui. Si l’amour vise la réciprocité, la souhaite à tout le moins - là où la reconnaissance la présuppose -, loin d’asservir l’autre, il l’engage sur la voie de l’autonomie. La subjectivité kierkegaardienne n’est pas sans retentir sur autrui, et la construction de soi sans participer de l’édification de l’autre.

Adam Diderichsen questionne à son tour le rapport entre première et seconde éthique à la lumière du protestantisme, censé dénouer le lien entre grâce et mérite ; situation historique, s’il en est, précise l’auteur, puisque les théologiens - depuis Luther - sont déchirés par une tension irrésolue entre éthique et religion. Une certaine tradition interprétative veut même que l’éthique kierkegaardienne (la première) soit délogée par le religieux en tant que tel (lui-même à définir), dès lors qu’il s’agit de qualifier l’ "existence" Mais l’intention de l’auteur, à vrai dire, est plus spécifique : de quel type de communication (et de rapport à soi) les trois stades d’existence relèvent-ils et quel enjeu représente, de ce point de vue, le stade éthique ? La conclusion de l’article, c’est que la distinction entre conduite morale et foi (redoublant celle entre première et seconde éthique, pour simplifier le propos), induit deux sortes de communication intersubjective mais que seul le noyau paradoxal de la foi autorise une communication refusée aux êtres finis que nous sommes, séparés les uns des autres par l’opacité de leur conscience.

Kierkegaard, nous rappelle Jacques Colette   ,  a placé nombre de ses textes sous le signe de versets bibliques ; que signifie donner "en fermant les yeux" ? Dans La maladie à la mort, Kierkegaard met en place des catégories existentielles décisives (don, tâche, résolution) dont l’articulation au temps se révèle déterminante : "tourner le dos à l’éternel pour mieux le découvrir" instruit le lecteur de la nécessité de tordre le cou à l’anamnèse réflexive, pour faire don de soi, dans un présent qui m’incite à "avancer en marchant à reculons" ; paradoxe temporel, par conséquent, articulé au statut de l’instant (comme pénétration de l’éternité dans le temps) et qui donne forme à une germination progressive de soi (quasi auto-herméneutique). Selon l’auteur, le contenu de cette seconde éthique - objet décidément problématique - m’exhorte à la vertu et me fait aussi comprendre qu’on ne peut comprendre Dieu : double versant (et commandement) dont les textes kierkegaardiens se font les gardiens en "jouant" sur la variété stylistique elle-même.

La question de la transcendance divine est d’ailleurs abordée et traitée par Merold Westphal, à travers une réflexion sur la philosophie de Lévinas. Si Heidegger se demandait comment Dieu peut entrer dans la philosophie, Lévinas raille la théologie rationnelle d’être devenue une vassale de la philosophie. Sa critique porte sur quatre points : 1- la philosophie occidentale pense ce qui est mais rien au-delà et, d’après Kierkegaard lui-même, l’ontologie classique identifie pensée et être, ce qui, pour une pensée de l’existence, est irrecevable ;  2- Dieu n’est-il pas signifiant sans qu’il faille invoquer une "présence" ontologique ? Ne se manifeste-t-il pas "au-dessus" ou "au-delà" de l’être, sans que l’énigme perde son sens ? La transcendance divine ne peut donc ni se dire ni se penser et Pascal a refusé d’accueillir, d’après Lévinas, cette idée. 3- Le sens de la foi est à chercher dans l’expérience de la responsabilité de l’autre et non dans un recours à l’intelligibilité rationnelle. 4- La transcendance divine relève de ce qui précède tout dit (tout commandement) : "Dieu, le  désirable, échappe au désir", et l’éloignement absolu de Dieu garantit le dépassement de l’onto-théologie. Il n’est pas certain, enfin, que le Dieu "personnel" de Kierkegaard, qui commande d’aimer effectivement son prochain, soit identique au Dieu de Lévinas, ce "Il au fond du Tu", manifestement plus "impersonnel", transcendant jusqu’à l’absence (voir De l’existence à l’existant, et Totalité et infini).

Un article se donne pour finalité de penser le rapport de Kierkegaard à la religion institutionnelle dominante, au Danemark. Brice Kirmmse nous instruit de la désillusion croissante (avant 1848) de Kierkegaard envers l’Eglise d’Etat ; le Nouveau Testament lui-même ne requiert-il pas la séparation de l’Eglise et de l’Etat (cf. L’Instant, n° 3) ? Locke ne soutenait-il pas déjà que la domination politique ne pouvait être fondée sur la grâce et que la religion ne peut être propagée par les armes ? Kierkegaard refuse donc de "déifier l’ordre établi" et de confondre christianisme et légitimité étatique. Les nationalistes danois, rappelle l’auteur, considèrent l’Eglise comme la garantie d’un ordre politique stable et d’après Martensen, théologien luthérien, (ennemi juré de Kierkegaard), la religion dégénère lorsqu’elle devient affaire privée : seule une Eglise du peuple, pour l’évêque Mynster, a droit à l’existence. On connaît l’ampleur et la virulence de la protestation de Kierkegaard contre cette position institutionnelle.


Frédéric Worms, pour conclure, situe l’œuvre de Kierkegaard dans l’histoire des idées et commente sa réception en France durant la Seconde Guerre mondiale. Cette "reprise" falsifie-t-elle le problème réel engendré par  la notion d’existence ? Doit-on à Jean Wahl   , d’avoir attiré le regard sur Kierkegaard mais peut-on lui reprocher, dans le même temps, de l’avoir trahi ? Si le Lévinas de l’époque ramène l’ontologie de Heidegger à l’existence kierkegaardienne, Wahl affirme (in Petite histoire de l’existentialisme) que, sans Heidegger, les propos de Kierkegaard n’auraient jamais "rendu un son philosophique". Sartre, pour sa part, peu enclin à se prononcer sur un penseur dont il a "malgré tout" subi l’influence, ne semble pas souscrire aux catégories existentielles majeures à l’œuvre dans les textes kierkegaardiens. De quel ordre est cependant le "renversement" opéré par ces philosophes de l’après-guerre, selon l’expression de l’auteur ? "Au lieu de partir de la rencontre absolue pour accéder à l’existence, ils partent de l’existence pour parvenir à une rencontre absolue" : proposition qui ne restitue pas un fondement métaphysique à l’ "existentialisme" français, mais fait valoir le lien souterrain qui relie Kierkegaard aux philosophes qu’il a pu indirectement inspirer et qui souligne l’ambivalence que la réflexion de Kierkegaard suscite. Sans doute expriment-ils tous, néanmoins, le refus de toute "explication" de la "mission d’exister".

Aux marges de l’article de Jacques Colette sur Lévinas et Kierkegaard, Raymond Court emprunte à Kierkegaard sa réflexion sur la musique pour fonder une analyse (originale) du rapport à l’autre. Parce qu’il exprime "le désir en personne", s’identifie à "la puissance même de la sensualité". Le Don Giovanni de Mozart appartient à vrai dire au christianisme, dont il traduit la "dissonance" (paulinienne) entre la chair et l’esprit, à l’encontre de la belle harmonie grecque entre l’âme et le corps ; ce "démoniaque dans la sensualité" propre à la musique (Ibid. OC III), fait la part belle à la séduction, dans un temps éphémère et oublieux de l’autre, où l’on retrouve l’indifférence au choix propre au registre esthétique, et une forme de repli sur soi (la musique est un art de l’intériorité). Lieu d’abstraction par excellence (comme l’aurait aussi souligné Schopenhauer in Le Monde comme volonté et comme représentation, supplément au livre troisième), la musique s’émancipe de la "puissance de la parole" (et de toute forme de morale convenue, notons-le au passage, "l’amour conjugal" étant "rebelle à l’art", ce qui explique les réticences de Kierkegaard envers La flûte enchantée de Mozart). En réduisant d’ailleurs la vocalité à la pure expressivité sonore, un philosophe comme Lévinas confirme la thèse de Kierkegaard : la musique est au fond étrangère à la voix de l’autre, à son identité. Il est vrai que la problématique pourrait engager un débat sur le rapport entre musique et texte ainsi qu’une interrogation sur le statut de la voix, dont Rousseau, on le sait, privilégiait le rôle   - comme le signale Raymond Court - la considérant comme  "la chair de la parole et l’invitation à l’écoute". En bref, d’après Kierkegaard, la musique ne fait pas "entendre" la présence de l’autre, et, selon Lévinas, le visage, plus que la voix, révèle l’Autre.

La thèse de Raymond Court est tout autre : rien n’autorise à soutenir que la musique mozartienne enferme le sujet dans les limites d’un "subjectivisme pur du moi". Plus encore, la structure des opéras mozartiens renseigne sur "leur signification spirituelle transcendante", ne brise pas la similitude – mutatis mutandis - entre stade esthétique et stade religieux. La répétition, essence même de la musique, n’ouvre-t-elle pas à un autre type de répétition, troué par un instant devenu  "atome d’éternité", la "reprise" musicale présentant du même coup les caractères que Kierkegaard réserve à la conduite éthique guidée par l’appel de l’éternel ? L’analogie est féconde si ce n’est que l’on pourrait répliquer à l’auteur de cet article stimulant, que l’élévation à laquelle conduit la musique mozartienne quand elle traite de l’amour (et de l’autre), ne prend sens que parce qu’elle obéit à une codification sans laquelle la spiritualité supposée de la musique ne serait pas "perçue"