Un essai mêlant biologie et philosophie, consacré à la place de l'altérité dans la constitution de l'identité. 

Contre l’idée trop souvent répandue que les découvertes de la génétique nous contraindraient à réduire l’identité biologique des individus à leur ADN, et que cette ADN nous déterminerait totalement, suspendant ou supprimant notre liberté, ce livre offre une mise au point sur les dernières découvertes de la biologie, et montre comment les résultats de ces recherches nuancent, voire contredisent, cette opinion communément admise.

Les auteurs (l’un est médecin et chef du service de recherche en hémato-immunologie à l’hôpital Saint-Louis de Paris, l’autre est philosophe) sont non seulement animés du souci de rendre compte des dernières découvertes de la biologie, mais également de la volonté de montrer en quoi ces découvertes apportent des réponses ou des ébauches de réponses à des questionnements philosophiques.

Ils proposent de s’appuyer sur les dernières découvertes de la génétique, pour montrer comment celles-ci viennent renverser certaines conceptions, tenues pour des "dogmes" de la génétique, des années 1950 à la fin des années 1990, en particulier une des thèses majeures de F. Crick, selon laquelle l’ADN contient toute l’information nécessaire pour produire un organisme individuel. Ils montrent que "la dynamique cellulaire est tout aussi importante que les gènes pour l’expression des caractères" (p. 93). Dès lors, il n’est plus possible de réduire notre identité à notre génome. Ce dernier ne détermine pas ce que nous serons (sauf en de très rares cas) sur le plan biologique, mais ne peut éventuellement que nous prédisposer à devenir tel ou tel. En effet, l’environnement joue un rôle capital dans l’expression de nos gènes, de telle sorte qu’il participe lui aussi de notre identité et de notre devenir (les auteurs nous rapportent des expériences montrant qu’à un même génotype correspondent différents phénotypes en fonction de l’environnement dans lequel l’organisme se trouve). Ce que nous sommes et ce que nous deviendrons n’est réductible ni à notre génome, ni à notre environnement. Il faut penser les deux ensemble, c’est-à-dire faire la part des gènes et de l’épigénétique. 

A partir de ces analyses les auteurs se livrent à des interprétations de figures mythiques pour questionner l’identité. Œdipe, Narcisse et Dorian Gray sont ainsi convoqués. Les interprétations proposées invitent à penser que ces héros ne comprennent pas convenablement qui ils sont. Les interprétations de ces figures mythiques convergent avec les résultats des dernières recherches biologiques, d’après les auteurs, en ce que tous montreraient que "l’autre constitue mon identité" (c’est le titre du cinquième chapitre).

Dans ce chapitre crucial, les auteurs prennent position dans le débat entre internalistes et externalistes. A la question de savoir comment se constitue l’identité de l’individu, on peut répondre en avançant la thèse que chacun se développe en déployant en quelque sorte un potentiel qui est toujours déjà présent en lui (sur le plan scientifique, ce pourrait être une interprétation qui tenterait de s’appuyer sur les découvertes de la génétique, sur le plan philosophique, cela serait assez proche des thèses leibniziennes postérieures au "tournant monadologique") – telle pourrait être la thèse internaliste. Mais on peut également défendre la thèse que chacun se construit en intégrant des données extérieures à l’organisme – ce qui correspond pour ainsi dire à la thèse externaliste. Entre ces deux pôles se situe l’interactionnisme, qui peut prendre plusieurs formes. Cette thèse vise à montrer que le développement de l’organisme provient des interactions entre l’organisme et son environnement (et qu’il n’est donc réductible ni à l’un ni à l’autre). La thèse des auteurs est l’affirmation d’un "interactionnisme constructionniste". Comme ils l’écrivent, "selon cette thèse, il est impossible de dissocier une influence "endogène" ou "intérieure" d’une influence "exogène" ou "extérieure" quand on cherche à comprendre les mécanismes de construction d’un être vivant, car l’ "intérieur" (l’organisme) modifie toujours l’ "extérieur" (l’environnement), et réciproquement (…)" (p155).

Pour approfondir leur argumentation, les auteurs quittent le domaine de la génétique pour celui de l’immunologie. Si l’individu possède une identité génétique, il en a également une immunologique, un "soi", qui le définit et le singularise. Les découvertes récentes de l’immunologie montrent qu’il est inexact de dire, comme on le soutient depuis l’introduction de ces termes en 1940 par Burnet, que l’individu possède un "soi" immunologique constant, définitif et excluant tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire tout ce qui est de l’ordre du "non soi". Les exemples paradigmatiques sont ceux de la tolérance du fœtus par la mère et des interactions entre le système immunitaire et les populations bactériennes contenues dans l’intestin. Dans ces deux cas, le système immunitaire ne détruit pas ce "non soi" que représente le fœtus pour la mère et certaines bactéries pour l’organisme. Ils mettent en évidence l’hétérogénéité de chaque organisme et montrent que l’identité biologique de l’individu se constitue par des interactions avec ce qui n’est pas lui. Par ces analyses, les auteurs estiment avoir montré que "l’autre peut être et est souvent un constituant majeur indispensable du soi" (p168). A partir de là, les auteurs expliquent comment biologiquement se constitue l’identité immunologique, et montrent pourquoi les découvertes contemporaines sur la tolérance immunitaire (le fait que du "non soi" ne soit pas attaqué par le système immunitaire) et sur l’autoréactivité semblent infirmer la définition du "soi" immunitaire de Burnet. En effet les auteurs tendent à considérer l’identité immunologique comme une identité changeante "dont le rôle principal est de maintenir l’intégrité biologique de l’individu, dans la continuité des changements qui l’affectent, et non pas dans la fixité" (p181). Or les auteurs ne se contentent pas de rejeter la théorie dominante et majoritairement acceptée aujourd’hui par les immunologues, ils proposent une "théorie de la continuité". Grâce à cette dernière, on pourrait peut-être mieux expliquer que des motifs occasionnant une réponse immunitaire soient tantôt exogènes (relevant de virus, de parasite, ou pour le dire autrement qui relèverait de ce qu’on a appelé auparavant le "non soi") et tantôt endogènes (relevant de cellules tumorales ou de cellules mortes, donc relevant de ce qu’on appelait le "soi").

Le dernier chapitre, plus spécifiquement philosophique propose une réflexion sur la place de l’altérité dans la construction de l’identité humaine. C’est l’idée que l’homme acquiert son identité par, grâce, et avec des autres hommes. Ce qui invite à penser l’autre, l’altérité sous toutes ses formes (autrui, le "non soi", l’environnement, etc.) comme moteur et origine de la construction de l’identité. 

Pour finir, précisons que les explications sont claires, et que des exemples précis viennent illustrer et étayer les explications des auteurs