Après la Chinafrique, l'Iran rebelle vu par deux Occidentaux.

Qui a peur de l’Iran ? Tout le monde, pourrait-on croire. L’image donnée de ce grand pays, à la culture millénaire, par l’actuel président Mahmoud Ahmadinejad n’a certes rien de rassurant pour les regards occidentaux. Cela n’a pas empêché des journalistes de se rendre dans le plus grand pays chiite du monde, dominé par une théocratie se voulant réticente à toute ouverture vers l’extérieur et vers les pays occidentaux.

Serge Michel, journaliste suisse et longtemps correspondant pour plusieurs quotidiens francophones, tente avec Marche sur mes yeux de donner une photographie de la société iranienne en 2009, une société prise en pleine effervescence de l’élection présidentielle. Mais la photographie serait incomplète sans le travail de Paolo Woods, collègue de Serge Michel avec lequel il avait déjà réalisé les illustrations réussies de la "Chinafrique"   , leur premier ouvrage commun.

C’est avant tout le récit personnel du journaliste helvétique qui doit servir d’ossature à l’ouvrage. Celui-ci est agrémenté de petits chapitres sur des Iraniens rencontrés au cours de leurs pérégrinations, rencontres essentiellement localisées sur la capitale Téhéran et sa région proche.

Entre manifestations et non-dits

En introduction historique à l’ouvrage, Serge Michel revient sur ses années passées en tant que correspondant à Téhéran depuis une dizaine d’années. L’occasion pour le journaliste de comparer l’évolution des mentalités des étudiants en révolte dans la capitale en 1999 avec ceux de l’année présidentielle de 2009. En une décennie, l’Iran et sa société se sont soudainement ouverts à la mondialisation, provoquant un enrichissement des classes moyennes et une quête du confort pour les jeunes urbains plus soucieux de leur apparence que de leur soif de liberté. Mais l’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage est l’appréhension du journaliste face à la tradition des politesses à l’iranienne : entre les salutations respectueuses et les louanges exagérées autour d’un service   , l’auteur présente une forme de non-dits dans l’attitude générale des Iraniens. À ce titre, on n’échappe pas à la perception, involontaire ou pas de la part de l’auteur, d’un peuple qui serait faux et hypocrite. Serge Michel semble ainsi considérer que cette attitude est propre à la culture poétique de ce peuple dont la vie est rythmée par le lyrisme et la poésie, et qui cacherait le visible et la réalité par l’invisible de paroles suaves et élogieuses à l’égard de l’étranger…   .

Du récit subjectif aux portraits intimistes

L’une des audaces de l’ouvrage est surtout de reposer sur un récit subjectif assumé par l’auteur. Ce dernier ne cache pas en effet ses liens et sa sympathie réelle pour les opposants au régime de Mahmoud Ahmadinejad, dont la réélection douteuse et surprenante en 2009 avait même ébranlé la loyauté des imams les plus conservateurs. La subjectivité du récit se fait néanmoins au détriment du récit objectif, même si Serge Michel a pu interroger et confronter des Iraniens de sensibilités différentes à l’image des deux frères Ramezan-Ali   . Pour autant, le soutien occidental à une ouverture du régime théocratique chiite aurait peut-être été mieux compris si l’ouvrage s’était intéressé à l’ensemble de l’Iran, au-delà d’un récit trop souvent centré sur la seule capitale Téhéran. D’un autre côté, la stratégie du récit permet de soulever des aspects cocasses et très intéressants de la rencontre entre un journaliste de surcroît occidental et les fonctionnaires censeurs du gouvernement. Le lecteur pourra ainsi savourer les échanges aigre-doux entre l’auteur et ses différents interlocuteurs ; le choix de renouveler le visa du journaliste dépend justement du bon vouloir de ces derniers qui peuvent très bien expulser l’étranger si celui-ci produit un article non conforme à l’image de l’Iran qu’ils attendent que le journaliste décrive   .

Marche sur mes yeux. Portrait de l’Iran aujourd’hui s’avère être un ouvrage très stimulant pour tenter de comprendre ce qu’est l’état de l’Iran et de sa société en 2010. Cette impression se tient en particulier du fait de la contestation de l’élection présidentielle de 2009, qui a fait vaciller les certitudes de nombreux Iraniens quant à la légitimité d’un régime qui les avait naguère libéré de la répression du Shah. Et malgré un récit trop focalisé sur Téhéran, on saluera les références historiques permanentes qui permettent de mieux saisir les particularités des scènes de l’ouvrage. Le lecteur sera peut-être un peu déboussolé par la structure même de l’ouvrage   ; mais les textes de Serge Michel et les photos de Paolo Woods s’accordent à merveille pour retranscrire toute la complexité qui habite chaque Iranien, et qui finalement fait aussi tout l’attrait de ce peuple à part entière