Dans le cadre du partenariat de nonfiction.fr avec le site cartessurtable.eu, retrouvez une fois par semaine sur nonfiction.fr un article qui revient sur un sujet au coeur de l'actualité du débat d'idées. Cette semaine, voici une contribution sur la formation des élites.

 

Etre capable de former ses propres élites
 
Tout le monde s’accorde à dire que les universités françaises et européennes doivent devenir plus performantes et plus attractives : elles doivent acquérir et conserver une renommée mondiale, tant en matière d’enseignement que de recherche. La justification la plus souvent invoquée est que l’économie européenne ne pourra maintenir son rang que si elle entre dans l’économie de la connaissance. Autrement dit, seule l’innovation et les technologies de pointe permettront à l’Europe de construire et de conserver un avantage comparatif par rapport aux Etats-Unis et aux grands pays émergents. Et les universités sont naturellement appelées à jouer un rôle central dans cette recherche de l’innovation.
 
Cependant, il existe au moins une autre justification, moins politiquement correcte mais tout aussi stratégique, à l’amélioration de l’attractivité des universités françaises et européennes.
 
Un risque de "provincialisation", voire de "tiers-mondisation"
 
On ne peut que se réjouir du fait que les étudiants soient devenus plus mobiles, et fassent une partie ou la totalité de leurs études à l’étranger. Les étudiants français sont d’ailleurs particulièrement enclins aux voyages d’études, et sont les premiers participants au programme Erasmus qui permet aux étudiants de passer une année dans une université d’un autre pays européen.
 
Parallèlement au phénomène Erasmus, on distingue une autre évolution. Une part toujours croissante des enfants issus des catégories socioprofessionnelles supérieures font une partie ou la totalité de leurs études dans de prestigieuses universités américaines, telles que Harvard ou Columbia. Les diplômes prestigieux qu’elles délivrent assurent à leurs détenteurs des débouchés avantageux dans de nombreux pays. Les universités américaines exercent ainsi une attraction croissante sur les élites de tous les pays, en Europe, en Asie, en Amérique latine.
 
Si on peut dans une certaine mesure se réjouir de la "mondialisation des savoirs" et de "la diversité des parcours", un risque certain se profile à l’horizon. Ce risque, c’est que toutes les élites de la planète soient formées aux Etats-Unis. On serait alors bien loin des idéaux de diversité, d’ouverture d’esprit et de mondialisation des savoirs. On serait plutôt dans le cadre d’une "mondialisation à sens unique", d’un monopole de la formation des élites, mais non dans l’échange mutuel.
 
A terme, il faut éviter un phénomène que les chantres de la mondialisation n’avaient pas prévu : celui de la "provincialisation" de la France et de l’Europe. De la même manière qu’en France les élites font dans leur immense majorité leurs études à Paris, où sont localisées la plupart des grandes écoles et les meilleures universités (à l’exception de quelques symboles comme l’Ecole nationale d’administration), le risque est aujourd’hui que les élites européennes aillent faire leurs études aux Etats-Unis. Comme si l’Europe devenait la province des Etats-Unis. Ce risque n’est pas celui d’un chauvinisme blessé, c’est plutôt celui, évident, de l’uniformisation complète de la pensée, de la mort de toute originalité dans la manière d’envisager le monde et la société. Il faudrait être bien naïf pour croire que la vision que l’on donne du monde dans les universités américaines n’est pas biaisée largement en faveur des Etats-Unis.
 
L’autre risque est celui de la "tiers-mondisation" de la France et de l’Europe. L’une des caractéristiques les plus marquantes des élites des pays en développement, en Afrique ou en Amérique Latine, est qu’elles ont bien souvent été formées aux Etats-Unis. Après un doctorat à Harvard, elles reviennent diriger le pays ou occuper des postes ministériels importants. Quel grave échec ! Le pays en question n’est-il donc plus capable de former ses propres élites politiques et économiques ? La France et l’Europe ne doivent pas sombrer dans cette caricature. Le risque n’est pas immédiat, car les grandes écoles et universités européennes conservent du prestige et de l’attrait, mais il serait dommageable de le sous-estimer. A terme, si un tel phénomène venait à se produire, l’indépendance de l’Europe par rapport aux Etats-Unis, d’un point de vue militaire, politique, économique, serait bien amoindrie. Quant à ses intérêts, ils seraient probablement moins bien défendus, face aux Etats-Unis, par des dirigeants qui y ont été.
 
Que faire ?
 
Face à ces risques, il faut veiller à ce que la mondialisation des études et de la formation des élites s’accompagne d’une réelle diversité, et qu’elle ne se polarise pas sur les Etats-Unis.
 
Par ailleurs, il faut rendre les universités européennes plus attractives, non seulement pour les chercheurs, mais aussi pour les étudiants les plus brillants. Cela peut passer par des bourses plus nombreuses pour les étudiants européens qui choisissent d’étudier dans une université d’un autre pays de l’Union européenne. Cela doit aussi passer par le démarchage et le recrutement des futures élites des autres parties du globe.
 
Il est également urgent de promouvoir les diplômes des universités européennes dans tous les pays de l’Union européenne. Par exemple, faire la promotion d’universités britanniques, espagnoles ou allemandes en France, auprès des employeurs et des chambres de commerce et d’industrie, permettrait de les rendre plus attractives pour les jeunes Français. L’ "effet signal" est fondamental : tant que seules Harvard ou Columbia seront connues et renommées en France, il est normal que les étudiants désirant étudier à l’étranger les choisissent. Dès lors que de nombreuses autres universités seront connues et réputées, la diversité réelle des parcours, source d’enrichissement et non de dépendance, deviendra plus facile