Un ouvrage qui analyse les origines politiques de la guerre révolutionnaire et le rôle du discours belliciste dans les mois qui précédent le renversement du trône.

Le 22 mai 1790, l’Assemblée Nationale Constituante décide d’ouvrir une époque nouvelle dans l’histoire des relations internationales. En déclarant que "la nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et qu'elle n'emploiera jamais la force contre la liberté d'aucun peuple", elle rompt avec la vision "géostratégique" de l’Ancien Régime.

Le 20 avril 1792, Louis XVI, appuyé par ses ministres, propose à l’Assemblée Législative de déclarer la guerre au roi de Bohême et de Hongrie. Quelques heures plus tard, les députés approuvent sa motion à la quasi-unanimité. La Révolution commence ainsi une guerre qui ne s’achèverait qu’en juin 1815, sur le champ de bataille de Waterloo. Comment un tel renversement d’opinion sur l’usage de la force guerrière a-t-il été possible entre 1790 et 1792 ? Le livre de Frank Attar se propose d’éclairer cette question.

Dans le sillage de Furet

Ce n’est pas la première fois que cet ancien élève de François Furet, qui enseigne à Sciences Po Paris et aux États-Unis, se penche sur le sujet. Il avait consacré un petit livre à la question en 1992   , où il avançait certaines des positions discutées lors de sa thèse soutenue l’année suivante   . C’est aujourd’hui un autre aspect de cette réflexion – le plus intéressant ? - qui est présenté au public.

L’idée fondamentale de Frank Attar est que la déclaration de guerre du 20 avril 1792 est l’une des dates-clés de la Révolution française. Loin d’en être un épiphénomène, cet événement en dévoilerait le caractère intrinsèque, en tant qu’il traduirait une tension qui anime toute la dynamique révolutionnaire. En adoptant ce point de vue, Attar se réapproprie donc des réflexions furetiennes sur le problème du "dérapage" de la Révolution, pour les développer de manière originale   .

Un discours belliciste pour gagner... le ministère.

L’auteur décrit d’abord la "conquête" de l’Assemblée Législative (1er octobre 1791-20 septembre 1792) par un petit groupe de députés jacobins qui, dès le début des séances, imposent le discours belliciste au centre des travaux parlementaires. Ces législateurs forment un groupe politiquement très soudé et trouvent en Jacques Pierre Brissot leur meneur le plus célèbre. C’est sous son impulsion qu’ils vont "utiliser le discours belliciste comme l’instrument de leurs propres desseins"   .

Leur projet politique se déploie très tôt, lorsqu’en octobre 1791 Brissot monte à la tribune pour dénoncer la menace constituée par les émigrés massés sur la rive "allemande" du Rhin. Sa position est ensuite reprise par ses amis, qui insistent sur le thème de la "nation encerclée" par l’ennemi contre-révolutionnaire. Au fil des semaines, la "violence oratoire" des brissotins se révèle efficace et convainc les législateurs troublés à voter des mesures d’abord contre les nobles émigrés et ensuite contre les prêtres réfractaires (9 et 29 novembre 1791).

Dès lors, une surenchère belliciste gagne les débats de l’Assemblée et le "parti de la guerre" acquiert une puissance politique croissante. Brissot et ses amis arrivent à faire passer l’idée qu’un conflit serait le remède à tous les désastres qui affectent la France et ils font voter les crédits pour mettre l’armée sur pied de guerre (20 décembre 1791). La réaction de l’empereur Leopold II, qui mobilise ses troupes dans les Pays Bas Autrichiens en réponse aux mesures françaises, augmente la crédibilité de ce discours belliciste. À l’Assemblée, les tenants de la ligne pacifiste sont laminés et les brissotins peuvent soutenir ouvertement, en exploitant aussi les effets d’une campagne de presse bien montée, la nécessité d’une guerre immédiate contre les puissances d’Outre-Rhin.

Cette marche triomphale s’achève le 25 janvier 1792, quand l’Assemblée approuve un ultimatum adressé au frère de Marie-Antoinette qui est sommé d’éclairer sa position. On prévient Léopold II que le silence ou toute réponse évasive de sa part seraient interprétés comme une déclaration de guerre : désormais, le conflit n’est plus qu’une question de semaines.

Dans les coulisses de la rhétorique révolutionnaire

Mais comment cette montée en puissance du discours belliciste et de ses porte-parole a-t-elle été possible en un temps si court ? Frank Attar remarque pourtant, à travers une analyse ponctuelle des débats à la Législative, que les discussions consacrées aux questions internationales ne dépassent pas 10 % du total. Tout reposerait sur "l’habilité [politique] des hommes du parti de la guerre" à fixer l’attention sur un thème tout en l’adaptant aux nécessités du moment : "leurs démonstrations ne tardèrent pas à se détourner de la logique, et la rhétorique finit par se déployer pour elle-même devenant une suite de figures du discours éloignées de toute observations des faits"   . Et Frank Attar de souligner que, dans les discours de Brissot et de ses amis, l’ennemi change selon les moments : il est d’abord l’émigré (octobre 1791), ensuite les principautés qui l’accueillent (décembre 1791), enfin "l’Autriche" (janvier 1792). Ce qui est décisif est la capacité des brissotins de faire passer la guerre pour nécessaire et salvatrice, indépendamment des circonstances, et dans le but "d’imposer la prééminence d’une faction sur la Législative"   . Le discours sur la guerre ne serait ainsi qu’un prétexte pour réaliser d’autres projets.

Un prétexte bien puissant toutefois : Frank Attar retrace l’activisme du groupe brissotin qui, avec une rare adresse tactique, réussit à la fois à prendre le contrôle du comité diplomatique de l’Assemblée et à "vassaliser le pouvoir exécutif". Les ministres sont en effet placés sur la sellette jusqu’à ce que Louis XVI soit obligé de nommer un ministère belliciste en mars 1792. À ce moment, selon Attar, "on peut affirmer qu’ils [les bellicistes] contrôlent la totalité des pouvoirs constitutionnels".

Mais la force du discours belliciste est telle qu’au fil des semaines, le "parti de la guerre" réussit aussi à marginaliser ses opposants au sein du club des Jacobins. La position d’un Robespierre, qui a pris parti contre le conflit, y est isolée dès janvier 1792. Brissot et ses amis peuvent s’appuyer en conséquence sur le réseau des sociétés populaires pour faire passer leur message et augmenter encore la pression sur l’Assemblée. "Fidèle à son fonctionnement avant-gardiste, le parti de la guerre a su tirer profit"   de cette situation pour exploiter les craintes d’une "opinion publique" bien incertaine et l’entrainer.

Un discours belliciste pour gagner… la Révolution.

Selon Frank Attar, le discours belliciste n’a pas seulement pour fonction de "conquérir le pouvoir". C’est aussi et surtout l’expression "d’un projet radical d’ampleur ; à la fois orienté vers l’appropriation du passé, la maîtrise du présent et la volonté de dessiner l’avenir"   . Autrement dit, il est un discours "totalitaire"   par essence, qui vise à projeter la Révolution dans une phase nouvelle. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si, dans les luttes politiques qui précèdent la déclaration de guerre, tous les tenants des autres positions sont vite décrédités et défaits.

Les premières victimes des brissotins sont les feuillants, les révolutionnaires modérés qui depuis l’été 1791 ont cherché à réconcilier la Révolution avec les Bourbons, dans l’espoir de fonder une monarchie constitutionnelle sur les bases de 1789. Puis c’est le monarque lui-même qui fait les frais de la campagne belliciste. Toute hésitation de sa part à appuyer les démarches de l’Assemblée législative est considérée comme un indice de sa volonté cachée de revenir à l’Ancien régime. Sa légitimité institutionnelle est ainsi progressivement anéantie et, bien avant le 10 août, le discours belliciste contribue à sanctionner de manière décisive sa "mort politique". Enfin, la dernière victime des brissotins est la noblesse, qui devient l’emblème même de la contre-révolution. L’aristocrate est désigné comme l’ennemi par excellence, qui doit être éradiqué de la société nouvelle pour en garantir le salut. En promettant la régénération nationale par le biais d’un conflit qui dévoilera tous les traîtres, les brissotins peuvent ainsi donner à la Révolution un caractère universel et infini.

L’hantise jacobine.

Le livre d’Attar se conclut par une analyse attentive des circonstances et des convergences "objectives" qui favorisent les brissotins. Le conflit serait le résultat d’une "campagne qui […] n’est pas une campagne pour la guerre mais un déploiement de propagande adoptant, par calcul plus que par conviction, la forme du discours de la guerre. Ce qui importait [aux brissotins] était l’exploitation des multiples fonctions utilitaires du langage qui le prenait pour objet"   . Dans quel but ? Favoriser "la survenue d’un monde nouveau"   indéfini.

Ces lignes témoignent à la fois de la force et des limites du livre. Frank Attar a le mérite de mettre en valeur un moment de la Révolution qui avait été longtemps délaissé par les historiens   et il expose clairement son point de vue parfois à travers de passage remarquables   . Mais sa démarche méthodologique suscite la perplexité.

La plus importante réserve tient à ce que son analyse de la dynamique politique se réduit exclusivement à l’étude du discours révolutionnaire, notamment de celui des brissotins, en le détachant de toute réalité. Autrement dit, le livre de Frank Attar se fonde sur l’idée que la parole puisse révéler la vraie nature de la Révolution sans s’interroger sur le rapport entre le message et les circonstances. Selon lui, le discours belliciste prendrait force par sa seule énonciation et il serait capable de se transformer pour garder intacte son efficacité. Conséquence, si on accepte ce présupposé : tout est accessoire, sauf le discours lui-même. L’adoption de ce point de vue implique pourtant de définir un discours belliciste dont ni les auteurs, ni les destinataires, ni les buts ne sont jamais pris en compte par Frank Attar. En ce sens, il est révélateur que les acteurs révolutionnaires cités dans le texte ne soient souvent pas présentés au lecteur. On ne connaît ni leur rôle politique, ni leurs réseaux, ni leurs rapports avec le groupe belliciste : leurs mots sont censés tout expliquer. Pour le dire simplement, les révolutionnaires ne sont jamais envisagés en tant que sujets historiques, mais toujours comme porte-parole d’un message.

Sur un plan plus général, on peut se demander si l’auteur, qui arrive finement à déconstruire et à illustrer la fonction du discours belliciste, n’est pas pris au piège de sa propre virtuosité. Le discours belliciste ne peut être considéré comme l’expression "totalitaire" d’une "idéologie jacobine" que si on accepte l’existence de celle-ci a priori ; ce qui revient à considérer que le processus historique de la Révolution ne serait que la réalisation plus ou mois achevée du volontarisme de ses acteurs. D’où le danger – paradoxal - d’un retour au mythe de la toute puissance jacobine par le biais de sa critique radicale, alors qu’on avait cru ce risque dépassé depuis le Penser la Révolution française de François Furet…