Présenté par Gilles Finchelstein   comme "un des économistes les plus éclectiques", Elie Cohen est venu présenter jeudi soir à la Fondation Jean-Jaurès son dernier ouvrage, Penser la crise.

L’économiste, directeur de recherche CNRS au Cevipof, a d’abord reconnu qu’il n’avait pas vu venir cette crise. Cet échec, partagé selon lui par l’ensemble des économistes s’expliquerait par la méconnaissance de l’économie financière et l’utilisation de modèles macroéconomiques ne prenant pas en compte l’existence des marchés financiers. La domination de l’économie classique et l’éclipse des théories keynésiennes depuis trente ans, qui permettent pourtant d’expliquer les crises, sont les autres raisons qui ont été évoquées.
Il a procédé pour ce livre selon une démarche en trois temps. En premier lieu, il s’est laissé porter par les évènements, en analysant l’évolution de la crise. Puis, il s’est plongé dans la lecture des ouvrages d’économie d’avant crise et a distingué cinq courants qui avaient pensé la crise sous différentes formes. Enfin, il a opéré un retour en arrière en analysant l’histoire économique de la libéralisation financière de ces vingt dernières années.

Cinq écoles pour penser la crise

De quelle manière les économistes ont-ils pensé la crise avant la crise ? Une première école se focalise sur les "déséquilibres globaux" causés par la mondialisation. Le principal déséquilibre est celui qui s’est formé entre la Chine, "atelier du monde", produisant beaucoup et accumulant de l’épargne, et les Etats-Unis épargnant peu et consommant à crédit. Pour équilibrer ce système, il faudrait avoir un transfert de capitaux de la Chine vers les Etats-Unis par une appréciation du yuan et une dévaluation du dollar. La deuxième école voit dans l’absence de maîtrise du système financier la cause de la crise. Elie Cohen a cité comme exemple, le "travail remarquable" de l’économiste indien Raghuram Rajan, auteur de l’ouvrage Saving Capitalism from the Capitalists (2004). Pour la troisième école, la crise viendrait des bulles de liquidités qui se sont formées aux Etats-Unis, en raison notamment de la politique laxiste de la Banque fédérale américaine (Fed). La quatrième école met en lumière l’existence de "trous" dans le système financier qui permet, avec des produits innovants de spéculer. La cinquième école souligne l’action politique désastreuse du gouvernement américain en matière de logement. Elie Cohen propose en fait une synthèse de ces cinq écoles qui seule permettrait d’expliquer la crise actuelle.

"La refondation du système n’aura pas lieu"


Trois courants ont depuis formulé des idées pour réformer le système financier. Pour le premier courant, il s’agit de "casser en morceaux" les conglomérats financiers, en rendant incompatibles les métiers de banque commerciale – qui collecte des dépôts et consent des prêts commerciaux – et de banque d’investissement, ayant des activités plus risquées. Ce courant propose de revenir sur l’abrogation du Glass-Steagal Act de 1999, qui permettait de séparer les métiers de la banque et les métiers de la finance. Mervin King, économiste et gouverneur de la Banque d’Angleterre, et Paul Volcker, économiste américain qui a inspiré la loi de régulation financière discutée par le Congrès, sont les deux principales figures qui incarnent ce courant. Le deuxième courant propose de taxer les activités spéculatives par des procédures de marché : il s’agit de la fameuse taxe Tobin. Le troisième courant propose de moduler les exigences en capital en fonction des risques encourus. Elie Cohen ne pense pas qu’il soit possible de casser aussi facilement les conglomérats américains et, se faisant "l’avocat des banques", a indiqué que l’application de ces trois mesures en même temps n’était pas souhaitable.

De la crise grecque à la crise de la zone euro


S’il n’avait pas vu venir la crise financière, Elie Cohen a néanmoins précisé qu’il voyait dès décembre 2009 venir la crise grecque. Cette crise s’explique selon lui par les errements de la gouvernance européenne : "tout ce qu’il ne fallait pas faire a été fait", a-t-il dit, ajoutant qu’ "une crise mineure a été transformée en une crise majeure européenne". Il trouve ainsi les mesures d’austérité pour la Grèce, l’Espagne et le Portugal "légitimes", d’autant plus qu’en "aidant les Grecs, on aide surtout les banques françaises". Cependant, il reste très pessimiste sur la suite et a alerté son auditoire, très attentif, sur les risques pesant sur la France qui cumule un fort déficit et une dette publique. Le plan de rigueur que la ministre de l’Economie Christine Lagarde est allé porter à Bruxelles prévoit de ramener la dette de 8% du PIB actuellement à 3% en trois ans. Cela se traduira entre autres par une remise en cause brutale des retraites et du financement des principaux services publics (santé, éducation…). Pour autant, Elie Cohen qui a précisé que le détail de ce plan n’avait pas été rendu public est resté dubitatif sur la possibilité de l’appliquer. Or si cet engagement de rigueur n’est pas tenu, la note de la France qui conserve pour le moment son triple A sera dégradée, a-t-il ajouté. A une question d’une personne dans le public qui s’inquiétait alors d’un "abandon de souveraineté", Elie Cohen a répliqué "Mais quand on a créé l’euro, c’était déjà un abandon de souveraineté !"