Face aux crises de la démocratie, comment préserver la liberté collective des périls qui la font se retourner contre elle-même ?
La démocratie, après avoir vaincu tous les obstacles qui s’opposaient à elle, a-t-elle vocation à se retourner contre elle-même ? Son triomphe apparent n’est-il qu’une illusion, et son association avec le libéralisme une alliance à jamais décevante et instable ? Dans les deux premiers volumes d’une quadrilogie sobrement intitulée L’Avènement de la Démocratie, Marcel Gauchet poursuit le travail philosophique et historique déployé dans ses précédents écrits. L’ambition est d’envergure : il s’agit encore et toujours de rendre raison du passage de l’ancienne société reposant sur le primat ordonnateur et transcendant du politique à une modernité démocratique proclamant résolument l’immanence des normes. Dans un monde désenchanté, le pouvoir ne réfracte plus l’invisible, et il tend toujours plus à céder la place à l’empire de la société civile. Dès lors, ce nouveau sujet devient le véritable laboratoire de production de l’histoire et le siège de la légitimité politique, dérobant au pouvoir ses anciennes prérogatives ordonnatrices. La Condition historique en tirait déjà les conclusions théoriques : "l’essence de l’historicité se révèle être libérale" .L’autonomie comme principe de la modernité
En replongeant dans les arcanes de l’histoire européenne, en retraçant l’affrontement entre le visage conservateur et le visage libéral de l’histoire – mouvement qui s’achève par le triomphe du libéralisme durant le second XIXe siècle –, Marcel Gauchet rend compte du phénomène majeur de la modernité : l’affirmation démocratique de l’autonomie. C’est l’autonomie de l’individu, conquise dans trois dimensions distinctes (la politique, l’histoire, le droit) qui est le véritable objet de l’œuvre monumentale que constitue L’Avènement de la démocratie. Mais les rapports entre ces trois composantes du monde désenchanté connaissent un parcours pour le moins tumultueux et accidenté. Avant que la révolution ne se donne comme la formule absolue et risquée de l’autonomie (la domination des conditions de l’existence collective), l’histoire du XIXe siècle connaît en effet de nombreux méandres : la société libérale y apparaît progressivement comme une société aliénée, qui ne parvient pas à maîtriser son destin et à réconcilier pouvoir et liberté. À cet égard, on comprend mieux que le communisme ait pu apparaître comme une forme de religion séculière ; mais on comprend aussi, selon Gauchet, que le processus d’autonomie ait pu se retourner en hétéronomie dans l’émergence du totalitarisme.
C’est au seuil de ce retournement tragique, qui sera le grand événement du XXe siècle, que nous conduisent les deux premiers volumes de L’Avènement de la Démocratie. Dans un premier temps, Gauchet s’oppose frontalement à la thèse de la fin de l’histoire : si la démocratie libérale l’a emporté, jusque chez ses contradicteurs, si elle a retrouvé le sens de son fondement (l’égalité), elle doit néanmoins fournir un effort indéfini pour parvenir à articuler ses différentes composantes : une forme de communauté politique (l’État-nation), un principe de légitimité (les droits de l’Homme), une organisation de l’action collective (l’histoire). Or cette articulation est loin d’être acquise : fille de la sortie de la religion, la démocratie moderne déçoit, au point que Gauchet n’hésite pas à parler d’une "crise de croissance" dont il faut comprendre les racines.
Le premier diagnostic est clair : l’hégémonie du droit issu de la victoire du "projet métaphysique" des droits de l’Homme ne tient pas ses promesses ; en réalité, cette victoire détourne la démocratie d’un autogouvernement efficace et entrave la mise en place d’une autonomie concrète. De façon récurrente, le risque de la démocratie est celui d’une dissociation entre l’exercice des droits individuels et l’exigence de maîtrise du destin collectif. Dans une prose très tocquevillienne, Gauchet prophétise que "ce ne sont plus les dérives du pouvoir que nous avons à craindre, ce sont les ravages de l’impuissance" . Si nous n’avons plus à craindre les idéologies du pouvoir total, nous avons en revanche tout lieu de redouter les conséquences de la déprise du politique. Car le paradoxe de la démocratie peut s’énoncer très simplement ainsi : comment commander à ce qui est par nature l’œuvre d’une liberté imprévisible ? Comment concilier la maîtrise du politique et la reconnaissance de l’individu ? Cette conciliation, toujours recherchée, s’avère en réalité fort délicate à accomplir.
Le détour par l’histoire
Dans cette perspective, l’ambitieuse reconstruction historique à laquelle se livre Marcel Gauchet tente de montrer les conditions de formation de la démocratie libérale confrontée à son défi récurrent : comment se réapproprier la liberté collective contre la dépossession qui la menace ? Gauchet s’efforce, dans un premier temps, de retracer le cycle de formation de ce qu’il nomme (sans élucider les origines de cette expression dont le sens est pourtant ambigu) le "régime mixte" de la modernité. Il entend montrer comment la "crise du libéralisme" qui se déclare vers 1880 est une crise politique de l’historicité, une crise de "gouvernabilité du devenir". Ce qui s’ouvre avec elle, ce n’est rien moins que le problème de l’immaîtrisabilité de l’histoire dont nous sommes les auteurs et le risque d’une déception renouvelée face au formalisme juridique. Dans la démocratie libérale et dans l’élément de l’histoire, l’humanité se construit, mais au risque de se découvrir étrangère à elle-même.
Sans restituer ici le détail des analyses qui permettent à l’auteur de mettre en lumière la victoire de la synthèse libérale (à la fin du XIXe siècle et encore à l’aube du XXe siècle) et de déceler les causes de son déclin, on soulignera la thèse centrale de l’auteur établissant "l’illusion d’optique" engendrée par la démocratie libérale : prétendant tenir sa force de la seule liberté des individus, elle ne se soutient en réalité que grâce à la persistance invisible de ce qu’elle a voué aux gémonies – la sacralisation, la tradition, l’unification hiérarchique qui caractérisaient l’ordre ancien. À cet égard, Gauchet ne se contente pas de reconduire, pour les temps modernes, le projet fondateur de la Démocratie en Amérique de Tocqueville (en caractérisant la démocratie par l’autonomie plutôt que par l’égalité des conditions) ; il prolonge en un sens le magistral travail entrepris dans L’Ancien Régime et la Révolution, où l’opposition entre deux figures de la société, de la religion et du pouvoir se brouille à mesure que l’on décèle les persistances de l’Ancien Régime au sein du Nouveau. À ses yeux, la tradition étaye silencieusement, elle informe ce qu’elle ne définit plus, et mieux ce qui se définit contre elle ; elle fournit le moule où se coulent la physionomie des corps collectifs, l’économie des rapports sociaux et l’organisation théorique : "c’est cette armature invisible qui détermine l’idée de la science, qui commande les relations de la société avec le pouvoir qui la représente, qui préside à l’intégration de l’individu dans sa communauté, qui gouverne les liens entre passé, présent et avenir." En un mot, ce qui soutient l’optimisme libéral est aussi ce qui le mine en secret et l’on cerne mieux l’apparition de la "crise du libéralisme" avec la Première Guerre mondiale en Europe : montée des partis, poussée de la question sociale, surgissement du nationalisme, tous ces phénomènes liés à l’avènement de la démocratie ont des causes plus profondes. Dès 1880, la dissociation entre État et société civile s’amorce, brisant l’illusoire et glorieuse synthèse entre le système des libertés et l’Un religieux. Gauchet énonce les principes d’une nouvelle donne : la société civile s’autonomise, l’économie s’émancipe, l’individu se délie, et la sortie de crise suppose un nouvel ajustement entre démocratie et libéralisme – ajustement lui-même voué à se défaire et à engendrer de nouvelles crises.
Les trois crises du libéralisme
L’analyse des trois "crises" du libéralisme apparaît ainsi comme un acquis fondamental des deux premiers volumes de la quadrilogie. La force première du libéralisme a été de se donner comme la doctrine de l’homme moderne, procurant les moyens de s’assurer de l’autorité politique et de la rationalité juridique (assigner au pouvoir sa juste place et assurer au droit son rôle d’agent premier de la coexistence pacifique des libertés). Or cette belle synthèse s’est trouvée brisée à la fois par le retour du politique, par la résurgence de l’État-nation et par la radicalisation de l’individualisme, donnant naissance à des idéologies extrémistes. Cette première crise, selon Gauchet, révèle l’impossibilité, pour la démocratie libérale, de tenir sa promesse tacite d’une nouvelle unité se substituant à l’unité du religieux – comme si l’immanence pouvait battre la transcendance sur son propre terrain. À cet égard, la deuxième crise du libéralisme est la crise de cette réconciliation attendue entre le contenu moderne et la forme ancienne de l’expérience : la synthèse escomptée entre la liberté et l’unité héritée tourne court ; le nouveau fait exploser l’ancien. En pratique, la liberté dissocie, divise, sépare, oppose, délie, disperse, désolidarise les classes, scinde l’État des citoyens, apporte la rivalité entre les peuples, brise les individus : "Force est de constater, en un mot, que le libéralisme est complètement débordé par le processus qu’il avait patronné et dont il se croyait naïvement le guide" . Ce tableau dramatique est celui d’une crise du lien social et d’une déception croissante à l’égard de la représentation politique. Mais le pire n’est pas encore atteint : c’est en effet la troisième crise du libéralisme qui le frappe, selon Gauchet, dans son idée essentielle, à savoir dans la représentation qu’il s’était donnée de son projet. Tout se passe comme si le principe d’autonomie ne fournissait pas les moyens de conduire l’autoconstitution qu’il promet : qu’est-ce qu’une autonomie qui ne se commande pas ? Soit l’autonomie est un mot creux, soit sa réalisation demande de tout autres moyens pour devenir effective. En tous cas, le libéralisme ne conduit pas lui-même à l’achèvement (et non plus l’avènement) de la démocratie. Ce sera le véritable dilemme du XXe siècle : si la liberté ne mène pas au pouvoir, il faudra partir du pouvoir (total) pour espérer parvenir à la liberté – dialectique qui se perdra dans les sables mouvants du totalitarisme.
Mort des idoles, crise des idéologies
Au moment où se décrète la fin des idéologies, où les anciennes idoles (la Science, le Progrès, le Peuple) semblent déchues, M. Gauchet propose donc une extraordinaire plongée dans l’histoire politique des deux derniers siècles – au point de livrer, à sa façon, une théorie de la démocratie et une nouvelle figure de la philosophie de l’histoire. Bien sûr, ce choix n’est pas sans risque. D’un point de vue historique d’abord : le privilège absolu accordé à l’Europe, et en son sein à la France, n’est jamais justifié, et l’on s’interrogera sur l’interprétation étrange ou lacunaire de certains événements historiques : la naissance de l’impérialisme évoquée comme un "suivisme" anglais et allemand au regard du projet français , ou encore l’analyse de la révolution de 1848 lue comme une révolution purement libérale, sans mention des événements de juin, et de l’importance du socialisme, qui fit pourtant trembler Tocqueville. D’un point de vue philosophique ensuite : l’idéalisme méthodologique conduit à faire surgir des acteurs de l’histoire dont on ne voit pas comment ils pourraient s’incarner, des idées prétendument vouées à devenir des forces .
Mais au-delà de cette perspective cavalière sur l’histoire qui conduit à des approximations, à des abstractions ou à des thèses invérifiables, on retiendra surtout la volonté de placer l’analyse des crises au cœur de la réflexion politique : crise de croissance de la démocratie, crises du libéralisme. C’est par cette théorie des crises que l’auteur distingue implicitement son approche de celle de Pierre Rosanvallon, concurrente dans sa volonté d’expliquer les évolutions contemporaines de la démocratie. Les trois crises diagnostiquées par M. Gauchet marquent chacune à leur façon la fin d’une époque et le commencement d’une autre. Avec la première s’achève l’espoir d’une unification de la condition collective : les trois dimensions de l’autonomie (politique, historique, juridique) sont appelées à coexister dans le "régime mixte" de la modernité ; avec la seconde se perd l’illusion selon laquelle ces versions de l’autonomie pourraient se couler dans le moule de l’unité religieuse, alors qu’elles sont incompatibles. La troisième crise, enfin, conduit à faire le deuil d’un âge d’innocence où l’on pouvait tenir la démocratie pour l’expression spontanée et le couronnement naturel de la liberté des individus. La conclusion de Gauchet n’appelle aucune thérapie miracle ou aucune "rupture" de choc : au fond, la démocratie libérale se dérobe à la prise dès lors que la puissance collective demeure d’un autre ordre que l’indépendance individuelle. Peut-être faudrait-il oser parler alors, après l’extinction du totalitarisme, de la mort du libéralisme comme idéologie – mais nul ne se risquera à une conclusion aussi manifestement contraire à l’évidence historique.
* Retrouvez en complément :
- Une critique du livre de Pierre Manent, Enquête sur la démocratie (Gallimard), par Julien Jeanneney.
Dans un recueil d’articles publiés depuis une vingtaine d’années, Pierre Manent éclaire de grandes questions de la philosophie politique.
- Une critique de l'échange entre Pierre Rosanvallon d'une part, et Jacques Chevallier et Olivier Beaud paru dans la revue Commentaire (n°119, automne-hiver 2007 et n°120, hiver 2007-2008).
Faut-il voir dans les nouvelles pratiques de défiance un phénomène unifié, voire un tournant de notre démocratie, dans le sens d’une régression liberticide ?
- Une critique du livre de Jacques Julliard, La Reine du monde (Flammarion), par François Quinton.
La montée en puissance de l’opinion menace-t-elle la démocratie ? Non, répond ici J. Julliard : nous voici seulement parvenus à l’âge doxocratique.
- Une critique du livre de Pierre Manent, Naissances de la politique moderne (Gallimard), par Aurélien Bellanger.
Une étude consacrée à trois auteurs majeurs de la pensée politique : Machiavel, Hobbes et Rousseau, enfin rééditée.