L’étude minutieuse d’un album de photographies sur la spoliation des Juifs pendant l’Occupation, à travers les différents regards qui se sont posés sur ces clichés.
Présenter Images d’un pillage. Album de la spoliation des Juifs à Paris, 1940-1944, c’est tout d’abord saluer la création récente aux Éditions Textuel d’une collection intitulée "En quête d’archives" et dont l’ouvrage ici recensé constitue le second opus. Dévoiler un fonds d’archives, les effets de connaissance qu’en tire l’historien mais aussi l’expérience que fait celui-ci au contact des traces du passé qu’il étudie, tel est l’objectif de cette collection qui trouve pleinement la confirmation de son bien-fondé dans ce livre de Sarah Gensburger, sociologue de la mémoire au Centre d’études européennes de Sciences Po. Les archives au cœur de son ouvrage sont d’un genre particulier puisqu’il s’agit de 85 photographies prises à Paris entre 1940 et 1944 par les Allemands. Elles illustrent un aspect de l’Occupation qui a récemment fait l’objet d’une intense activité historiographique : le vol des biens juifs. Si celui-ci a été mené dans le cadre du "vol légal" organisé par le régime de Vichy, il a également pris la forme du pillage réalisé par les autorités allemandes dans deux domaines distincts. D’un côté, le pillage ciblé des œuvres d’art possédées par les collectionneurs ou marchands d’art juifs, mené dès les débuts de l’Occupation par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg ; de l’autre, le pillage des appartements conduit à partir de 1942 par la Dienststelle Westen dans le cadre de la Möbel Aktion . Ce sont ces deux dimensions du pillage proprement allemand – mais qui n’exclut pas une participation française dans son déroulement – que révèlent sous un nouveau jour les photographies conservées dans un album déposé aux Archives fédérales de Coblence.
Les pièges d’un artefact
Retrouvées à la Libération, ces images ont été mises en album en 1948 par le Munich Central Collecting Point dans l’espoir d’identifier certains des biens volés. La reproduction en fac-similé des photographies suit l’ordre thématique qui était le leur dans l’album d’origine. Le classement taxinomique de ce dernier propose ainsi d’abord cinq vues de Paris puis regroupe les clichés selon les types d’activités représentées (chargement et déchargement de caisses et d’objets dans et hors de camions ou de trains) ou selon les types d’objets volés (caisses, textiles, jouets, outils, ustensiles de cuisine, luminaires, postes de TSF, horloges, meubles, pianos) et stockés en différents lieux de la capitale dans l’attente de leur transfert en Allemagne. Mais cette organisation interne de l’album ne résiste pas à l’analyse précise de chaque cliché qui permet à l’auteure de déjouer les pièges dont est porteur l’artefact découvert dans les archives allemandes. Car avant de se pencher sur le regard du (ou des) photographe(s) allemand(s) – dont on ignore l’identité – il fallait d’abord décrypter celui du personnel du Munich Central Collecting Point qui proposa sa propre lecture des photographies en les rassemblant ainsi. L’auteure démontre en effet que l’album confond le pillage des biens ordinaires volés dans le cadre de la Möbel Aktion à partir de 1942 et celui des biens culturels qui débute dès l’arrivée des troupes allemandes à Paris en juin 1940. Procédant à la déconstruction de l’album, S. Gensburger isole d’abord les quelques vues de Paris, simples photos-souvenirs. Elle regroupe ensuite une quinzaine de photographies qui, bien que dispersées dans l’album, forme en réalité un unique reportage réalisé le même jour en mars 1943 et portant sur le transfert, sous l’égide de l’ERR, de biens culturels en provenance du Louvre vers le site d’Aubervilliers où ils sont chargés dans un train à destination de l’Allemagne. Le reste des clichés concerne l’activité de la Dienststelle Westen : une visite de son chef au grand magasin de meubles Lévitan situé rue du Faubourg-Saint-Martin dans le Xe arrondissement, transformé en dépôt de l’Opération Meubles et servant également d’annexe au camp de Drancy ; des photographies vraisemblablement prises en une fois à l’intérieur d’un hôtel particulier de la rue Bassano, dans le XVIe arrondissement, qui connut la même utilisation que le magasin Lévitan ; diverses photographies de la Möbel Aktion prises à des dates distinctes et montrant des internés juifs au travail ou des objets stockés en différents lieux.
Pourquoi ces clichés ?
Ce décryptage initial permet à Sarah Gensburger d’étudier ce que ces clichés peuvent dire des motivations de leurs auteurs. Mettant en garde contre la tendance à faire de tout cliché allemand datant du IIIe Reich une manifestation de la propagande du régime – les opérations de pillage ont au contraire été conduites avec une grande discrétion par les services allemands impliqués –, l’auteure avance l’idée selon laquelle "plusieurs des séries rassemblées dans cet album ont été réalisées pour illustrer et appuyer des rapports qu’aussi bien l’ERR que la Dienststelle Westen ont eu à rédiger, à intervalles réguliers, pour défendre leur existence et préserver leur autonomie" . Néanmoins, ne peut-on pas aussi se demander si le photographe ne voulait pas conserver des "souvenirs" de son activité à Paris ? Dans un tout autre contexte, on sait que tel fut le réflexe de certains Allemands acteurs ou témoins de l’extermination des Juifs en Europe orientale.
Lieux et acteurs du pillage
Si l’analyse des photographies permet d’émettre des hypothèses sur les objectifs que poursuivait le photographe, elle donne aussi plus simplement à voir les différents moments, lieux et acteurs des opérations de pillage conduites par les Allemands à l’encontre des Juifs à Paris entre 1940 et 1944. Les espaces concernés sont nombreux, qu’il s’agisse des lieux de stockage (musée d’Art moderne de la ville de Paris, musée national d’Art moderne, musée du Louvre, magasin Lévitan, hôtel particulier de la rue Bassano) ou des lieux de départ des biens volés (dépôt de la Dienststelle Westen à Aubervilliers, gare du Nord). Les acteurs impliqués le sont tout autant, des autorités allemandes aux internés juifs transférés de Drancy dans les camps parisiens et affectés au tri, à la réparation et au stockage des objets, en passant par les entreprises françaises de déménagement, réquisitionnées par l’occupant mais qui n’en participèrent pas moins à la curée. Pour obtenir ces renseignements factuels, Sarah Gensburger parvient à exploiter le moindre indice présent sur les images, qu’il soit matériel, architectural ou vestimentaire. Mais l’image ne dit pas tout et contraint souvent l’auteure à la croiser avec d’autres types de sources (archives, témoignages écrits ou entretiens avec d’anciens détenus) ou à formuler des hypothèses lorsque les éléments en présence ne permettent pas d’avancer plus sûrement.
Pillage économique et extermination raciale
On ne saurait envisager le pillage économique indépendamment de l’extermination physique. S. Gensburger rappelle en effet qu’avec le pillage, "[i]l n’est pas tant question de réaliser un profit que de détruire massivement, et une seconde fois, toute trace de celles et ceux qu’il s’agit d’exterminer physiquement" . Dans ces opérations de pillage, l’objectif idéologique prend le pas sur la recherche d’un bénéfice économique. L’auteure pointe à cet égard un paradoxe : alors que l’album avait été constitué pour faciliter l’identification des biens et leur restitution, c’est bien l’entreprise d’anonymisation qui se dégage avant tout des photographies. Anonymisation des biens volés mais aussi des internés juifs présents sur les clichés. Identifiés par leur brassard portant un numéro de matricule ainsi que par l’étoile jaune, ceux-ci sont, sauf exception, photographiés de dos ou la tête baissée sur leur activité. Ils apparaissent comme des personnages secondaires, présents comme par accident sur des clichés dont la fonction est d’inscrire sur la pellicule les objets pillés et leur manipulation et non celles et ceux qui furent contraints de rendre possible le pillage au quotidien. Mais si le photographe semble ignorer les détenus, le regard contemporain est lui irrémédiablement attiré par leur présence. Sarah Gensburger ne manque ainsi pas de rappeler leur statut – il s’agissait de Juifs non-déportables car "conjoints d’aryens", "demi-Juifs" ou femmes juives de prisonniers de guerre juifs –, leurs conditions de vie – meilleures qu’à Drancy mais toujours soumises à l’arbitraire – et de travail – marquées par la division sexuée des tâches et la mise en œuvre de compétences particulières.
Regards contemporains
Aux regards des photographes allemands, des concepteurs alliés de l’album et de l’historien en quête d’informations factuelles s’ajoute celui de notre temps. A travers tout d’abord les yeux de l’auteure elle-même qui livre au lecteur les évocations personnelles que lui inspirent certains clichés. Telle photographie lui rappelle ainsi "immédiatement" une ancienne internée de Lévitan qui lui a raconté son expérience. Ce faisant, Sarah Gensburger décrit les différentes temporalités qu’implique la confrontation avec l’archive : le premier contact enclenche souvent une association d’idées instinctive, une intuition furtive que confirmera – ou non – l’analyse "à froid". A une autre échelle, S. Gensburger étudie aussi le regard contemporain sur lequel s’exerce l’influence de références visuelles partagées. Les édredons entassés en vrac évoquent ainsi aujourd’hui les tas de corps découverts à l’ouverture des camps. Les piles de chaussures rappellent celles retrouvées à Auschwitz. Les jouets des enfants juifs, dont l’importance de la figure pour les représentations de la destruction des Juifs d’Europe a souvent été soulignée, serrent le cœur du lecteur.
De l’usage de l’image en histoire
L’ouvrage de Sarah Gensburger vient donc rappeler ce que l’image peut apporter aux historiens, à condition qu’ils la prennent au sérieux, qu’ils ne l’enferment pas dans une visée uniquement illustrative et qu’ils apprennent à lui attribuer, avec prudence, une véritable fonction narrative et heuristique. On peut simplement regretter que n’aient pas été reproduits quelques fac-similés de l’album lui-même. En cherchant, avec raison, à se démarquer du design souvent surchargé des "beaux-livres", la conception graphique d’Images d’un pillage empêche cependant de restituer la source dans son entière matérialité. La reproduction des seules photographies sur un fond blanc épuré les dissocie de leur support initial qui fait pourtant partie intégrante de la rencontre de l’historien avec la source. Il en est d’ailleurs de même pour les versos de certaines photographies qui, à en croire l’auteure, ont apporté de précieuses informations. L’ouvrage demeure néanmoins d’une très grande qualité et permet au lecteur de poser son propre regard sur ces clichés qui, de manière décalée, disent beaucoup de l’entreprise génocidaire menée par l’Allemagne nazie à l’encontre des Juifs d’Europe