Fils de l’Homme ? Fils de Dieu ? Dieu fait homme ? Un prophète? Un illuminé? Un sage ? Depuis plus de deux mille ans, les hommes s’interrogent. Alors ? Pour nous? Aujourd’hui ?

Philosophe de formation, Frédéric Lenoir est aujourd’hui directeur du Monde des religions et producteur sur France-Culture. Il a déjà beaucoup écrit, des romans, du théâtre, des essais, des ouvrages sur Bouddha, sur Socrate et naturellement sur Jésus. Le présent livre d’ailleurs est un peu la suite de son Christ philosophe de 2007, dont nous avons rendu compte ici même.

Cette fois c’est bien de christologie qu’il va s’agir : comment au cours des cinq premiers siècles de l’histoire chrétienne, de la naissance de Jésus au Concile de Chalcédoine, s’est forgée, précisée, affinée, la doctrine "officielle", celle qu’enseigne l’Eglise de Rome (mais les autres ?…), sur Jésus. Dès les origines, que de ténèbres, on le sait : où et quand est-il né ? Ses parents ? Ses frères et sœurs ? Ne comptez pas sur les sources historiques si connues. L’auteur rappelle brièvement en début de volume (huit pages, pas plus) la fameuse lettre de Pline le Jeune à Trajan, les rares passages de Tacite et de Suétone, Flavius Josèphe bien sûr. Pour le reste, ce que nous savons de Jésus, de sa naissance et de son enfance, de sa vie publique et de sa prédication, de sa mort enfin, nous vient, on le sait, des Évangiles, des Épîtres de St Paul et des Actes des Apôtres.

Ce n’est pas rien, mais ce sont des sources tardives et partisanes, qui plus est souvent dissonantes, sinon contradictoires. Tout ceci bien connu n’est pas l’essentiel du livre évidemment.

Frédéric Lenoir l’a divisé en trois parties, chacune correspondant à une phase précise de l’expansion du christianisme : le Ier siècle ("Jésus vu par ses contemporains", 4 chapitres) rappelle la naissance et l’enfance de Jésus, en insistant sur sa judéité ("un rabbi"), et sur la marque précoce du sceau divin (baptême, Transfiguration et Résurrection), enfin sur les premières tensions que ne manque pas de faire naître la prédication de l’Apôtre des Gentils avec les judéo-chrétiens.

La seconde ("Jésus au pluriel", audacieux raccourci, mais la formule n’est guère heureuse), en sept chapitres et une centaine de pages, évoque la première expansion du christianisme, les premières persécutions (Dèce, 249-251, Dioclétien 303-311), les premières formulations christologiques (le prologue de St Jean), bientôt suivies, hélas, des premières dissonances sur le problème de l’Homme-Dieu (docétisme, adoptianisme, plus graves, gnose et manichéisme) : Frédéric Lenoir a raison de montrer que Marcion fut à l’origine d’une véritable "contre-église" qui eut d’ailleurs la vie dure. La réponse ne tarda pas : élimination des apocryphes (si à la mode aujourd’hui : c.f. les deux Pléiades récentes) et fixation du Canon, élaboration surtout du dogme trinitaire (l’auteur a, hélas, raison un peu plus loin de remarquer que nos contemporains ne s’en préoccupent plus guère !), tout ceci préfigurant l’œuvre des premiers conciles.

Justement, la troisième partie ("l’Homme-Dieu", sept chapitres, à nouveau une centaine de pages) est centrée sur l’œuvre de Nicée et de Chalcédoine. Et l’ouvrage se referme sur un épilogue, plus personnel, où réapparaît le philosophe (il aime Spinoza, et comme il a raison !) et l’homme de foi.

Un livre de vulgarisation donc. L’épithète chez nous fut longtemps péjorative. Or, la bonne vulgarisation est un art. Les plus grands l’ont parfois courtisée. Avec bonheur ? Pas toujours. Aussi bien en philosophie qu’en histoire. Et ici ? Aux "catéchisés" depuis longtemps (l’âge aidant, c’est le cas du signataire de ces lignes), le début du livre n’apprendra rien : ils lisent les Évangiles, les Actes et St Paul. Les développements qui suivent sur les premières déviances et hérésies laissent évidemment l’historien du christianisme sur sa faim. Mais comment rester clair, abordable par le plus grand nombre sur les querelles du "Filioque" ou de la "Theotokos" ?

Restent aussi un certain nombre d’à-peu près (parfois plus…) sur Constantin (Palanque, Marrou et Charles Pietri auraient été précieux), sur certains Pères de l’Eglise : l’auteur n’aime pas Tertullien, mais il est trop gentil avec Cyrille d’Alexandrie, ce  "caractériel irascible", et surtout il néglige trop Saint Augustin.
Les pages sur l’arianisme sont incomplètes : loin de le voir se continuer seulement en Gaule   , comment oublier Théodoric et surtout l’Espagne Wisigothique, aujourd’hui en pleine réhabilitation par la médiévistique espagnole ? Les pages 280-281 sur le XVIe volume du Code théodosien   sont aussi insuffisantes après l’édition récente qui vient d’en être donnée. Le livre est aussi, in fine, entaché d’un certain nombre de fautes, peut-être imputables, hélas, aux techniques d’édition aujourd’hui, à l’absence de correcteurs professionnels : page 202, une bien fâcheuse bataille du Pont Vilnius (le pauvre ne méritait pas d’être ainsi débaptisé !) ; page 233, que sont au juste les travaux "d’habilitation" (?) de la ville, Constantinople en l’occurrence ? Serait-ce un terme de nos modernes réglementations d’urbanisme ? Page 234, une erreur flagrante, due sans doute à un défaut de rédaction : Athanase a succédé à Alexandre sur le siège d’Alexandrie, pas le contraire. Quant à écrire, page 240, que Wulfila fut le sauveur de l’Eglise ?…

A travers tous ces conflits, théologiens et conciles aidant, une orthodoxie est née, au nom de laquelle pendant des siècles la "Grande Église" va pouvoir condamner les autres. Nous savons bien, nous historiens, que le foisonnement des hérésies témoigne non de la fadeur des croyances, mais de leur vitalité : c’était vrai au début du christianisme, ce le fut encore au Moyen Age et à la Renaissance. Reste - et c’est une des questions que ce livre, sans doute moins réussi que son prédécesseur, mais utile après tout pour le "grand public" - pose : les formulations christologiques retenues, concile après concile, à jamais figées dans le Credo, sont-elles encore comprises, voire compréhensibles par nos contemporains? Ce qui pose la question plus vaste encore de la formulation des dogmes, ce qui n’est pas rien, on en conviendra.

Sur ces matières d’accès ô combien difficiles, l’équilibre entre culture savante et vulgarisation sérieuse était une vraie gageure. Frédéric Lenoir a eu le mérite de relever le défi, il a souvent réussi, parfois moins. Avec d’indispensables corrections, son livre sera sans nul doute rapidement réédité. On le lui souhaite en tout cas