Le récit sensible et lucide d’une lutte pour être soi-même et s’affranchir du poids du regard familial et social.     

Une écriture poignante

Après avoir lu avec intérêt l’autobiographie de Paula Dumont Mauvais Genre, on mesure combien écriture et catharsis peuvent aller de paire. Dans ce récit d’enfance et d’adolescence très bien écrit, l’auteure affronte son histoire, les blessures du passé, ses "vieux démons" – mais rend aussi hommage aux quelques anges gardiens qui ont veillé sur son existence – avec une franchise qui aurait pu faire peur si elle n’avait pas été aussi bien amenée, aussi sensible et lucide. Indéniablement, Paula Dumont sait manier les mots et nous faire rentrer dans sa vie avec la générosité de l’écrivain qui donne tout sans compter, avec de surcroît l’humour de la conteuse aux faux airs de "cow-boy bourru au cœur tendre" qui n’a pas aussi "mauvais genre" qu’elle veut bien le dire.

Alors, on ne peut qu’aimer Mauvais Genre ? Oui, c’est ce genre de témoignages, riches d’enseignement sur le désir homosexuel (je pense notamment au traitement du lien entre homosexualité et psychiatrie, homosexualité et inceste, homosexualité et bovarysme, etc., qu’on peut y trouver) qui manque encore dans la production littéraire LGBT actuelle. Mauvais Genre, loin d’être un essai militant et prosélyte, expose le désir homosexuel dans toute son ambiguïté, sa complexité. Et il est heureux de voir arriver la nouvelle littérature biographique homosexuelle, les tout premiers récits de vie des pionniers de la "Libération homosexuelle" des années 1960-70 offrant un regard rétrospectif sur les cinq dernières décennies de l’homosexualité visible et amoureuse. Ces témoignages constituent une ressource précieuse d’information, une base solide pour l’investigation, une banque d’archives dont on n’a pas fini de découvrir les richesses. Les personnes homosexuelles, mais aussi les personnes dites "hétérosexuelles" n’auront aucun mal à s’identifier à cette "tranche de vie" offerte par Paula Dumont, une tranche de vie beaucoup plus universelle qu’il n’y paraît.

Poings trop n’en faut

Cependant, à y regarder de plus près, on pourrait aisément discuter la vision essentialiste de l’homosexualité défendue par l’auteure (par exemple l’usage substantivé de l’adjectif "homosexuel" jusque dans le sous-titre de la biographie : Mauvais Genre. Parcours d’une homosexuelle). On pourrait également reprocher le surplus d’émotivité qui se dégage parfois du texte : "Plus de quarante ans plus tard, j’ai du mal à écrire ces lignes sans émotion"    ; "J’ai la gorge serrée et les yeux embués en écrivant ces lignes, plus de quarante ans après avoir vécu cet émouvant épisode"   . Mais Paula Dumont ne bascule jamais dans la complaisance larmoyante. D’ailleurs, n’est-ce pas aussi le rôle de l’autobiographie que de nous émouvoir et d’émouvoir celui ou celle qui se raconte ? Par ailleurs, on pourrait s’étonner de lire chez celle qui se méfie des excès des féministes radicales   des élans de victimisation excessifs (par exemple, il est question en conclusion de notre "monde misogyne où toutes les femmes sont emprisonnées"   . On pourrait enfin regretter la confusion très "queerisante" et "dans l’ère du temps" entre sexe biologique et genre (le premier étant un fait indiscutable, naturel, le second un concept mouvant, culturel, ni totalement indissociable ni totalement assimilable au premier) : "J’ai mauvais genre. Bien qu’étant une femme, j’ai les cheveux courts comme les messieurs qui ne veulent pas se faire remarquer. En outre, je m’obstine à m’habiller de telle manière qu’on me prend souvent pour un homme"   . Dans la bouche de Paula Dumont, l’image de l’identité sexuée – ou plutôt l’image inversée, "mauvaise" dira-t-elle cyniquement, de l’identité sexuée – EST l’identité (d’homme ou de femme) ; le masculin EST l’homme, et le féminin, la femme. Elle parle par exemple de la  "symbolisation du sexe de la femme"   et non du sexe de la femme. La prévalence pour l’apparence sexuée au détriment de la réalité de la sexuation est induite dans son discours ("tout en sachant que je suis une femme, je dois impérativement me donner l’apparence d’un homme"   ). Elle croit que le genre EST le sexe puisqu’elle dit avoir été marquée dans son adolescence par la théorie uraniste de l’inversion   . En deux temps trois mouvements, elle passe caricaturalement de l’apparence à la nature, de l’image d’identité à l’identité : "Je me devais d’être la plus virile possible pour être conforme à ma nature profonde"    ; "L’an dernier encore, je justifiais mon genre et mon homosexualité en me bornant à déclarer que tous deux faisaient intrinsèquement partie de moi, que les nier serait me nier moi-même (…). J’ai tenu ce raisonnement tout au long de mon existence"   . L’image, les fantasmes, les regards, et les peurs, semblent l’emporter sur le Réel.

 

Le genre au poing

Mais malgré tout cela, ce qui ressort au final de la personnalité de Paula Dumont, c’est le don de soi. Son petit côté "râleuse soixante-huitarde attardée" la rend très sympathique, même s’il est caricatural et qu’on doute qu’il bénéficie toujours du second degré ("c’est à cette époque que je suis devenue ce que je suis, à savoir agnostique, pour ne pas écrire franchement athée"     ; "Je suis fermement décidée à emmerder le monde jusqu’à mon dernier souffle"    ). Le sourire nous vient aux lèvres en lisant les phrases de la vieille baroudeuse bobo qui entonne dans un premier temps l’air très piafien du "Non, rien de rien, non, je ne regrette rien…" ("J’aime la vie avec passion, j’en ai saisi toutes les opportunités au moment où elles se présentaient, je ne regrette rien de ce que j’ai vécu et j’espère avoir encore de belles années devant moi"    ) pour garder la tête haute, jouer au macho et se voiler la face car, en effet, dans la réalité, le retour en arrière se révèlera plus amer et vertigineux. Ce n’est pas un hasard si sa deuxième biographie, qui fait suite à Mauvais Genre, et qui vient de paraître cette année, toujours aux éditions l’Harmattan, s’intitule La Vie dure. Dans Mauvais Genre, l’assurance militante, l’euphorie conquérante, le "je vais bien, tout va bien", laissent place au doute. "Je me pose des questions, moi qui ai toujours crié sur les toits n’avoir aucun problème d’identité"   . C’est d’ailleurs les mots de conclusion qui nous montrent la publicité mensongère sur la beauté de l’identité et de l’amour homosexuel… "Si mon homosexualité consiste à chercher à combler la carence affective dont j’ai souffert quand j’étais petite, je me demande aujourd’hui s’il ne vaut pas mieux renoncer à la quête, vouée d’avance à l’échec, d’une compagne susceptible de panser les blessures de la petite fille que j’ai été il y a plus de cinquante ans. Car la gamine en souffrance sera de toute manière toujours là, à gémir sur ses plaies…"   . Avec une sincérité confondante, une justesse et une humilité remarquables, Paula Dumont se désarme devant le lecteur, se met à nu en disant que ses aventures amoureuses lesbiennes sont révélatrices chez elle d’une "grande fragilité dans le domaine sentimental"   . Il fallait oser ! Dommage que son audace ne soit pas allée jusqu’au bout…

Point final ?

L’essayiste aurait pu terminer moins proprement, dans la continuité "sale" de sa comédie du "mauvais genre" qu’elle se plaît à incarner ironiquement. Pour finir sur une pseudo-note d’espoir, on dirait que l’écrivaine s’est sentie obligée de masquer cette défaillance - pourtant si humanisante - par un "happy end" sauce Gay Pride, artificiellement plaqué et venant contredire tout le récit des limites du désir homosexuel qu’elle avait développé juste avant. Pour échapper au dolorisme, elle joue la dure : "Personne n’est moins agressif que moi"   . L’emmerdeuse aux mains dans les poches, détachée de sa souffrance et du "qu’en dira-t-on ?", compte sur le lecteur pour voir derrière l’image infréquentable et suffisante qu’elle arbore une tendre provocation. Du coup, sa démarche n’est pas aussi franche qu’initialement annoncée. Elle apparaît même comme plutôt désespérée, précisément à cause de ce sourire final forcé. Il est connu que les esprits "boboïsants" voient le désespoir et l’anti-politiquement correct comme le must de l’élégance, du panache pudique, de l’émotion poignante, de la liberté. On ne se refait pas… Le lecteur assiste au désormais traditionnel renversement du stigmate, observable actuellement dans presque tous les discours des minorités ethniques ou culturelles et qui consiste en somme en une soumission à l’injure : puisqu’on s’adapte en négatif à ce qu’on imagine être le politiquement correct de nos soi-disant "opposants". Paula Dumont affirme : "Je tiens à mon genre, je mesure ce qu’il m’a coûté et ce dont je lui suis redevable"   . Le rapport que Paula Dumont entretient avec le genre est idolâtre, même s’il s’exprime par l’iconoclastie : elle reprend fièrement/docilement à son compte l’étiquette de "femme au genre mauvais" qu’on lui a/aurait collée, sans pour autant la neutraliser ou la mettre véritablement en cause. "Aujourd’hui, je considère que j’ai eu de la chance d’être ce que je suis, femme et homosexuelle. Que soient donc bénis mon genre, qui n’est mauvais que pour les imbéciles, et mon amour des femmes. Amen"   .

Quand on lit la fin de son récit, on est déçu de la conclusion – certes dépouillée d’euphorie mais non d’excès – de "l’écrivaine clamant sa joie/fierté d’être homo". Fallait-il cette auto-persuasion apprise, cet optimisme final forcé, alors que pendant tout son livre, nous avions justement savouré ce parfum grave et nuancé du constat de vie mi-figue mi-raisin ? Dans une forme de religiosité profane qui se veut plus authentique que la véritable prière, Paula Dumont va glorifier son genre, non pas parce qu’elle l’aime véritablement mais parce qu’il est/serait diabolisé et jugé mauvais par "les" imbéciles. Ce revirement des dernières pages ne ressemble pas trop, dans les faits, à la démarche cathartique et indépendante du libre penseur… On pardonnera à l’auteure sa préciosité narcissique… car elle est largement contrebalancée par une très noble générosité. Bref, de cette passionnante autobiographie, on ne gardera, en fin de compte, que l’envie de se plonger dans le second tome