Marseille et la mer. Histoire, jalonnée de réussites et d’échecs d’un patronat longtemps brillant.

Ce monde que nous avons perdu : ce titre, qui fut celui d’un livre important de Peter Laslett sur un tout autre pays, l’Angleterre, dans un tout autre siècle, le XVIIème, aurait pu convenir au présent volume. D’autant que l’intitulé retenu par Laurence Americi et Xavier Daumain, tous deux maîtres de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Provence (et/ou leur éditeur), est quelque peu trompeur ; car, en dehors de ce patronat d’armateurs, de commerçants, de banquiers et d’industriels, Marseille a tout de même nourri aussi, souvent jusqu’à notre époque, d’autres familles illustres, de médecins (les Roux de Brignoles, Olmer, Seux, Sedan, Bremond entre autres), d’architectes (Bérengier, Chirié) et d’artistes (Bernard, Carli, Petipa), de musiciens (les Marie, les Rampal), d’horlogers (les Bornand) et de joailliers (Pellegrin), de journalistes (Samat) et de photographes (la tribu Detaille), d’archivistes (les Reynaud), d’avocats et de juristes (les Vidal-Naquet), et même de pâtissiers (les Castelmuro) ! Dans ces conditions, peut-être eût-il mieux valu intituler le présent volume Les dynasties d’affaires de Marseille aux XIXème et XXème siècles. C’est bien en effet d'elles qu’il est question.

Marseille comme emporion

Curieuse ville en vérité que Marseille, victime des aléas des conjonctures politiques, économiques, et qui toujours rebondit… Charles Carrière, dans une thèse pionnière et exemplaire, avait su montrer, dès 1973, que le XVIIIème fut un grand siècle marseillais   . On sait   que les années 1820-1980, "dates rondes" aurait dit Pierre Chaunu, sont aussi celles d’un grand siècle marseillais, dont les traces sont encore visibles dans le paysage urbain.

Le réveil de Marseille, après les éprouvantes épreuves de la Révolution (le premier patronat marseillais fut décimé par l‘émigration, la Terreur, la guillotine), puis de l‘Empire, d‘où est-il venu ? D‘une part d‘une conjoncture plus favorable, de lois libérales plus favorables au commerce   mais aussi d‘un afflux de talents, venus d’un peu partout, d’abord de la Provence toute proche bien sûr   , de la Ciotat   , du Vaucluse   , du Var   , de Digne   ou du Languedoc   , mais parfois de bien plus loin, d’abord d’Italie -de Gênes par exemple, comme les Rocca et les Roncayolo- et même d’Allemagne   . Plus importants encore furent les apports de l’Orient - les relations avec les Echelles du Levant remontaient au moins aux Croisades) -, des Chiotes   -,ou de la Syrie   . Le creuset marseillais eut vite fait d’absorber les uns et les autres dans l’élite commerciale de la ville et du port. Les premiers chapitres du livre le rappellent fort opportunément : tout naît à Marseille du commerce maritime : on y est d’abord armateur, marchand, courtier maritime ; la banque et l’industrie ne sont que secondes.

Nouveaux horizons et nouveaux produits

Aux horizons traditionnels du commerce marseillais - Italie, Proche-Orient, Tunisie, Antilles même - la conquête (1830) ajoute bientôt l’Algérie ; puis l‘ouest Africain   et Madagascar. Sous-tendant cette expansion, une révolution technique, la navigation à vapeur, le canal de Suez qui ouvre l‘Inde. Les oléagineux - huile de palme, d'arachide surtout - font figures de produits-phares. Sans eux, ni savon de Marseille   , ni Végétaline, ni Dulcine   , ni surtout les bougies. C’est par ce trafic méditerranéen et africain à la fois que ces grandes familles d‘armateurs sont devenues aussi les industriels du savon   , de l‘huile longtemps symbolisée par l‘appellation Rocca-Tassy-de Roux, des farines et plus encore des semoules, du sucre   , les alcools   . Bien vite ces mêmes familles, étendirent leurs activités aux constructions mécaniques - la réparation navale, les Chantiers de Provence, La Ciotat et la Seyne -, à la construction - les tuileries -, à la chimie   .

Les milieux d’affaires marseillais : le règne de l’entre-soi ?

Tout ceci, hélas, ne survivra guère aux années 1960-1990. La conjoncture en est bien sûr responsable : perte des colonies, indépendance de l’Algérie, construction européenne et Politique agricole commune. Sont-ce là les seules raisons ? Certains ont aussi mis en accusation ce capitalisme marseillais, héritage du XIXe siècle, prétendument prisonnier de ses horizons et d'habitudes étriqués. Certes, ces dynasties marseillaises ont constitué un patronat extraordinairement familial : non seulement les fondateurs agrègent très tôt dans leur affaire frères, oncles, fils, petits-fils et neveux, mais les participations croisées sont de règle, ignorant origines et religions   . Ainsi voisinent au sein des mêmes conseils d’administration des Magnan et des Cyprien Fabre, des Rastoin et des Rocca, des Bonnasse et des Margnat, des Pastré et des Rostand… Tout ceci renforcé évidemment par les inévitables inter-mariages : le mot d'endogamie n'est pas trop fort. Les Rostand épousent des Gayet ou des Mante, qui à leur tour épouseront des Proust, des Mauriac ou des Margerie. Les mariages du clan Fraisinet étudiés par Eliane Richard sont édifiants : toute la bourgeoisie protestante marseillaise est là ! Et c’est rigoureusement la même chose chez les Bergasse, les Cyprien-Fabre, les Rastoin, les Rocca, les Daher. Un double réseau, très serré, liens familiaux et intérêts enserrent ce milieu finalement très étroit.

Là se trouve probablement une première faiblesse. Inévitablement, des conflits surviennent, fruits de l’incompétence de l’un, de la jalousie voire de l’inconduite de l’autre, plus encore des rivalités économiques et financières. Cette histoire est jalonnée de crises, de faillites suivies de reconversions, parfois douloureuses, d’affrontements entre anciens et plus jeunes, entre oncles et neveux, entre cousins, qui souvent se traduisent par des départs, des créations de sociétés concurrentes, des "passages à l’ennemi". Une histoire hachée, que les archives, publiques et privées   ne reflètent qu’imparfaitement, tant ce milieu a cherché et cherche encore à se préserver des regards indiscrets de l’historien.

La dernière partie du livre   est un peu décevante. Sans doute parce que ce milieu des notables marseillais restait un milieu d’affaires avant tout, qu’il s’agisse de mariages, de dots, de successions, d’éducation, tant de leurs garçons – entre gouvernantes anglaises, précepteurs, puis collèges jésuites ou dominicains, parfois le lycée Thiers - que de leurs jeunes filles – entre religion, arts d’agrément et leçons de maintien -, de leurs résidences   , de leurs codes vestimentaires, de leurs loisirs   , de leur culture même   . Beaucoup d’entre eux, tant catholiques que protestants, se livraient à la bienfaisance, fondant la Caisse d’Epargne ou accueillant Don Bosco   . Presque tous suivaient le même cursus honorum : présidence de la Société pour la Défense du Commerce et de l’Industrie (l’Union patronale de fait), puis la Chambre de Commerce, comme membre, puis vice-président, enfin président, souvent durant plusieurs années. Quelques-uns accédèrent aussi à la mairie comme conseiller municipal, parfois comme maire (Alexis Rostand) et même au Parlement (Jean Fraissinet en 1958).


Destins familiaux… et destin d’une ville

Reste le problème que nous évoquions tout à l’heure : dans les années 1960-1990, tandis que l’activité portuaire se déplaçait vers Fos-sur-Mer et que Marseille n’était plus bientôt qu’un port pétrolier et un terminal de conteneurs, une à une les industries qui avaient fait la réputation de la ville disparurent : moulins, semouleries, fabriques de pâtes alimentaires, tuileries-briquetteries   , huileries-savonneries, construction et réparation navale... Prisonniers d’horizons commerciaux trop uniquement méditerranéens et africains, les industriels marseillais auraient-ils manqué le rendez-vous de cette première mondialisation ? Pour des Fraissinet, qui comprirent vite qu’on était en train de passer de l’ère des paquebots à celui de l’avion et même de l’aviation d’affaires, pour un Henri Fabre qui fit voler le premier hydravion sur l’étang de Berre (invention hélas sans lendemain, on le sait), pour des Ilmer qui choisirent le pétrole, que de faillites, de reconversions manquées, d’absorbtion dans des groupes désormais plus puissants ! Les descendants des Rocca, des Fournier, des Charles-Roux, des Rastoin ont souvent "fait" Centrale, Polytechnique, HEC ou l’ENA, parfois les deux ; on les retrouverait souvent dans les grands groupes qui absorbèrent Unipol, les Chantiers de Provence ou Rivoire et Carré, voire dans l’Université, les grandes administrations ou la politique…  

Ce livre, au demeurant excellent, même si parfois certaines pages un peu fastidieuses sentent par trop la fiche tirée de documents d’archives, est bien un requiem. Mais il n’est point interdit d’espérer : Marseille a si souvent rebondi ! En 2013, elle sera capitale européenne de la culture…