Une analyse circonstanciée de l'ingérence de l'Etat dans l'organisation des cultes en France, du Vème au XXème siècles. 

L'édition ou la réédition d'un cours polycopié, lorsque l'orateur est aussi prestigieux que Gabriel Le Bras (1891-1970)   , est toujours, en soi, un événement à saluer. Quarante ans après le décès de ce dernier, l'historien du droit Pierre Legendre, directeur de collection aux éditions Mille et une nuits, a souhaité faire sortir de la confidentialité un cours professé durant l'année universitaire 1940-1941, dont ne subsistent que quelques copies dans les bibliothèques universitaires françaises   .
 
Il est question dans cet ouvrage de police religieuse bien plus largement que de police ecclésiastique ou des cultes en France, durant plus de quatorze siècles. Si l'on peut évidemment relever le fait que la police religieuse appartienne en premier lieu à l'Eglise, énoncée dans la législation canonique   , Gabriel Le Bras attache une importance certaine à l'ingérence étatique dans le domaine du "croire", lorsque la police ecclésiastique ne serait que le fait de permettre au culte de s'organiser. Le roi n'est pas dépeint comme un médiateur religieusement et spirituellement indifférent, œuvrant à la liberté d'exercice du culte. Bien au contraire, il se positionne comme bras armé, par l'Eglise catholique et à son service exclusif. Il y a donc ici un présupposé idéologique : l'unité du peuple, l'ordre public, sont impensables sans ingérence étatique dans la sphère religieuse ou, pour dire les choses plus simplement, le peuple de Dieu et le peuple du royaume ne font qu'un. Le roi, dans l'esprit de François 1er, est "protecteur, conservateur, garde et exécuteur" de l'Eglise : "Protecteur de l'Eglise, dit Gabriel Le Bras, le roi défend l'orthodoxie, empêche la profanation des lieux saints, surveille l'accomplissement des devoirs religieux. Conservateur, il sauvegarde la pureté de la foi, la pureté de la liturgie traditionnelle ; lorsque l'on fait des modifications au bréviaire, il arrive que le roi de France intervienne pour sauvegarder la liturgie traditionnelle. Garde et exécuteur, il impose l'administration régulière et gratuite des sacrements, il ordonne ou autorise le transfert des reliques, parce qu'il veut que les reliques soient placées dans les lieux où les fidèles peuvent les vénérer le plus commodément. Nos rois demandent des prières publiques, en quoi ils ne se distinguent pas de toutes les Républiques, mais ils les demandent plus ordinairement"   .
 
C'est une histoire trouvant son point d'origine, grosso modo, avec le baptême de Clovis, et s'achevant avec la loi de décembre 1905 relative à la séparation des cultes et de l'Etat, que relate Gabriel Le Bras, reprenant les "missions" royales précitées dans les domaines de la foi, du culte et de la pratique. La police de la foi, comprenant le redressement par la peine corporelle, s'exerce contre les hérétiques. En ce domaine, Gabriel Le Bras consacre une importante part de son cours à la situation des protestants dans un royaume partagé entre volonté de tolérance (1598-1685) et démonstration d'intolérance (1686-1787)   . Il évoque encore la crise janséniste, le quiétisme, la superstition et l'athéisme. La police du culte regarde le respect du aux lieux sacrés, ce qui passe tant par la répression du sacrilège, l'imposition du respect du temps, qui se déroule au rythme des fêtes religieuses, que l'organisation des cérémonies ordinaires (messe dominicale) ou extraordinaires (pèlerinages et processions). L'ingérence royale va au-delà de la simple possibilité d'exercer le culte, c'est tout l'environnement et le quotidien des sujets qui est "sacralisé". Enfin, la police relative à la pratique a trait à la réception des sacrements. L'auteur souligne que le comportement étatique oscille entre l'ingérence subtile visant à donner la possibilité de réception à la dissidence (notamment les jansénistes) et un refus de l'obliger pour d'autres (les protestants), malgré une législation contraignante via la possession d'un état-civil conditionné par le baptême et le mariage catholiques.
 
Nous soulignerons deux qualités formelles. La première est la clarté d'exposition et le rejet du jargon. Gabriel Le Bras, s'il s'adresse probablement à un auditoire de troisième cycle, n'omet jamais de vulgariser sa pensée, de postuler qu'il peut aussi bien s'adresser à des néophytes.
 
L'autre qualité de La Police religieuse dans l'ancienne France, qui s'explique par la formation très technique de Gabriel Le Bras, est non seulement le recours permanent aux sources et aux études contemporaines, mais leur généreuse mise à disposition. Le lecteur d'aujourd'hui, enseignant, étudiant ou amateur d'histoire, sera probablement surpris par la dimension pragmatique de ce cours. Gabriel Le Bras cite un nombre impressionnant de sources juridiques, canoniques, théologiques et bibliques qu'il a utilisées de première main et réfère aux études récentes, livrant ainsi toutes les ficelles du travail érudit à ses auditeurs. Ce livre constitue par conséquent une mine d'informations et de références pour le chercheur qui est immergé au cœur même de l'atelier du praticien.
 
Nous nous permettrons de nous étendre sur le travail éditorial entrepris par Pierre Legendre et Blandine Wagner. Le "viatique du lecteur", tout d'abord   , nécessaire pour accompagner la lecture du néophyte, est l'œuvre de Blandine Wagner, diplômée de l'Ecole des Chartes. Un glossaire est toujours délicat à rédiger puisqu'il doit allier précision et vulgarisation. Si Madame Wagner a fort bien rempli l'exercice, on se permettra  toutefois de mentionner quelques inexactitudes et omissions qui se sont glissées dans le texte. A la notice "Constitution civile du clergé" (juin 1790), Madame Wagner indique que cette dernière "[...] met en place l'élection des évêques par les prêtres de leur diocèse"   . Or, en réalité, l'élection épiscopale devait se faire selon "[...] la forme prescrite et par le corps électoral [...] indiqués dans le décret du 22 décembre 1789", soit à l'image de la "nomination des membres de l'Assemblée du département"   . Le corps des électeurs pouvait donc comprendre des prêtres mais aussi, fait très intéressant, des non-catholiques. A la mention "Corpus juris canonici"   , indiquons que le Sexte de Boniface VIII date de 1298 et non de 1299 comme l'indique le glossaire. Précisons peut-être le fait que le pouvoir extra-judiciaire du Parlement de Paris   comprenait la possibilité d'édiction d'arrêts de règlement, pour des questions de droit privé, relatives à l'ordre public, mais également dans le domaine constitutionnel   . Signalons enfin que le Digeste ne figure pas dans le Code de Justinien mais bien dans le Corpus iuris civilis, appelé encore de manière courante la compilation de Justinien   .
 
Il nous semble que l'historien du droit Pierre Legendre aurait pu mettre à profit la tribune offerte par la "note marginale", à l'encouragement de la jeune génération de chercheurs, fussent-ils historiens du droit, canonistes ou publicistes, qui travaillent sur les relations Eglise catholique et Etat (ou Royaume)   . Comment peut-on encore affirmer sur un ton sentencieux que la recherche française est moribonde en matière d'histoire du droit des religions ou d'histoire du christianisme ?   Un travail éditorial, qui s'enorgueillit d'être érudit, ne se doit-il de recenser les études postérieures à 1940, par la voie d'une mise à jour bibliographique ? D'autre part, et c'est alors l'appareil critique qui est en cause, il est des débats historiographiques et des champs de recherche actuels qu'on ne peut passer sous silence. Dans le cas contraire, le risque d'une édition de cours non actualisée est d'entretenir le lecteur dans l'illusion que le travail de Gabriel Le Bras, pour érudit et bien documenté qu'il soit, serait définitif.
 
La critique formulée ici s'applique également à la "succession Le Bras". L'histoire du droit relative à la police des cultes en France, tant au Moyen Âge qu'à l'époque moderne, ne souffre pas d'un manque d'initiatives, tout comme il y aurait lieu de nuancer l'affirmation selon laquelle les  travaux de Gabriel le Bras seraient méconnus ou, pis encore, auraient été enterrés   . En effet, toutes les études sérieuses d'histoire du droit canonique médiéval, mentionnent ses travaux d'histoire des sources ou des institutions ecclésiales   . Tous les sociologues reconnaissent que Le Bras a été l'introducteur de l'outil statistique dans l'historiographie de l'Eglise de France, n'hésitant pas à placer en synopse la cartographie de la pratique cultuelle et la cartographie électorale ; ou encore qu'on lui doit les premières distinctions entre les fidèles, reposant sur la nature de l'adhésion individuelle aux fêtes religieuses et aux rites   .
 
Rappeler ces quelques éléments aurait permis, selon nous, de légitimer encore davantage, mais serait ce bien nécessaire, la mise à disposition du public de ce remarquable ouvrage