La monographie de Chris Ware, un auteur singulier

Au pays des super-héros vit et travaille un auteur dont le premier livre Jimmy Corrigan, The Smartest Kid on Earth, publié en 2000 chez Pantheon, prestigieux éditeur New Yorkais, a obtenu l’American Book Award en 2001, le prix du meilleur premier ouvrage du journal anglais The Guardian et celui du meilleur album lors du 30e festival d’Angoulême en 2003.

 

« Acme Novelty Library »

Issu d’une famille de journalistes, Chris Ware débute une formation artistique au Texas avant de rejoindre la School of the Art Institute de Chicago en 1991. Art Spiegelman, alors rédacteur en chef de la revue RAW, l’encourage à lui soumettre des planches. C. Ware développe sa marque en usant du texte avec parcimonie et produisant des « pages empreintes de dérision et de nostalgie [qui] tournaient apparemment le dos aux tendances contemporaines. » Dès Quimby the mouse (1989), il présente de nombreuses cases – parfois d’aspect pictogrammique – qu’il agence dans une page-tableau.

En 1993, Fantagraphics Books, l’éditeur indépendant de Seattle, sort le numéro 1 d’ANL, pour Acme Novelty Library. Une production qui rassemble les meilleurs strips   avec de fausses publicités imitant le style des magazines de vente par correspondance des années 50, agrémentés de propos très contemporains et critiques envers le mode de vie nord-américain. Ware est un américain cultivé au milieu d’un monde consumériste, acmé symbolise l’ironie dans la critique d’une société arrogante, après la chute du mur de Berlin et avant la chute des Tours de New York : « J’essayais juste de tourner en dérision l’idée d’une espèce de haute société » et « j’aime bien le mot library et je me suis dit que ce serait marrant de les accoler. » Reposant au départ sur Jimmy Corrigan, Ware crée un nouveau personnage Rusty Brown (Acme n° 16, an 2000). En parallèle, il développe une autre série intitulée « Building stories » (Acme n° 18) : construire des histoires sur des histoires d’immeubles. Les immeubles deviennent personnages et sont mis en scène à même la page, animés par des habitants au service du décor. Le lecteur se déplace en utilisant par exemple les cases comme un escalier.

Batman, Superman et… Corrigan

Pourtant, Chris Ware revient de loin : « J’ai grandi en lisant des comics de super-héros et je prenais assez sérieusement leurs histoires et les situations qu’ils décrivaient, ce qui m’a bien entendu causé des difficultés d’adaptation lorsque, plus tard, j’ai pris le chemin de l’âge adulte ». Également lecteur des Peanuts de Schultz, il découvre Crumb au lycée, auteur avec lequel il prend conscience du potentiel créatif du 9e art. La revue RAW, crée par Art Spiegelman et Françoise Mouly, lui révèle l’existence de la bande dessinée européenne, de l’underground américain et du travail d’écriture avec Maus. Exigeant envers lui-même, Ware se réfère constamment au processus de lecture des images, qu’il oppose au regard de l’image, « je me dis aussi que j’écris avec des images ou que je dessine avec des mots. »

Les traumatismes de l’enfance ou de l’adolescence, thème également présent chez Daniel Clowes ou Charles Burns trouvent chez Chris Ware une tonalité particulière, à la manière d’un Charlie Brown, même si l’auteur se cherche une autre paternité artistique : « N’ayant d’autres préoccupations que l’inquiétude persistante quant à la façon dont j’acquerrais des supers pouvoirs, j’étais tout à fait capable de m’enfermer dans une brume miroitante d’absurdités totales, interrompu de façon ponctuelle lorsqu’on me sautait dessus dans le couloir de l’école ou que je me prenais le ballon en pleine figure en cours de sport. (Expériences, soit dit en passant, que je ne regrette absolument pas puisqu’elles font partie des rares moments de lucidité de ma jeunesse) ». Très réaliste sur l’état de la bande dessinée, y compris au sein des structures d’enseignement artistique, Ware souligne l’aspect sacerdotal que cela représente en règle générale et au pays de l’american dream en particulier. Cependant, « la bande dessinée est un art de la composition pure, soigneusement construite comme de la musique, mais structurée par une architecture, par le découpage de chaque page, que vient animer et interpréter le lecteur, telle une partition en couleurs qui attend d’être lue ». Cette partie reprise de divers écrits émanant de l’auteur se conclut par un hommage patrimonial, depuis l’inventeur reconnu, Rodolphe Töpffer, celui qui met en mouvement image après image jusqu’au proustien Frank King.

 

Ô temps suspends ton vol

Dans un chapitre final, Jacques Samson sonde les cases et fait l’exégèse, nous renseignant sur l’origine des ANL. Ware critique la société dans laquelle il vit, en détournant avec ironie et maestria les codes graphiques des années 50, période durant laquelle les États-Unis sont à leur apogée, pour atteindre un second degré de lecture critique. L’amateur lambda sera déconcerté par cette proposition graphique d’une incroyable densité, de même que le lecteur confirmé regardera à deux fois l’objet qu’il tient en mains. J. Samson synthétise : « le lecteur apparaît donc à la fois comme témoin et partie prenante d’une démarche d’affirmation artistique qui, de même qu’elle introduit une vision radicalement différente de la bande dessinée, cherche en quelque sorte à se faire apologétique de son médium ». Tel un entomologiste, Ware examine l’humain dans son quotidien « pour appréhender certaines réalités du monde actuel, et tout spécialement l’immense solitude qu’il tend à générer, thème omniprésent, s’il en est, dans l’ensemble de son œuvre ». La singularité de son style réside dans la composition de ses planches, davantage que dans le graphisme. L’espace se construit à l’aide de cases miniaturisées, récréant une structure d’ensemble. Cette architecture utilise la couleur, T. Groensteen   rappelle que « la couleur est une composante de première importance dans la rhétorique narrative de C.W., et un précieux auxiliaire de lecture ».

 

Tel un maître de l’ellipse – qui est au neuvième art ce que le vide est à Lao-Tseu, elle permet de trouver la voie –, Chris Ware propose au lecteur un nouveau mode de lecture : « On pourrait présenter Ware comme un virtuose de l’exposition analytique du temps faible de l’événement, celui où culmine l’expérience d’une durée pétrifiée. » Celui par lequel Superman est tombé (en deux cases) !