L'inventaire des espèces s'ouvre à l'éthique de la biosphère. Le rêve de l'émergence de l'Homo ethicus, respectueux de la vie et soucieux de la diversité du vivant trouve une solide défense dans l'exposé des propositions sur l'éthique évolutionniste.

Patrick Blandin nous propose de découvrir le vivant en nous emmenant faire un tour du monde de la biodiversité. C'est un objectif inavoué de l'homme des sciences du vivant qui conçoit la terre comme un grand parcours d'éléments inépuisés et donc restant à découvrir et plus encore à aimer. Ce voyage à travers les richesses de la biodiversité est si large qu'il ferait presque de la médiatisation d'affaires d'espèces menacées par la réalisation d'infrastructures publiques un simple épiphénomène. La réalité est dans ce que le vivant livre de lui-même. Pour autant, ce chemin n'est-il pas confusément le nôtre puisqu'il apparaît comme un contenant et nous, comme une partie du contenu ? Retraçant avec habileté l'évolution des sciences biologiques et de l'écologie, maniant la critique et la connaissance du milieu institutionnel et scientifique, Patrick Blandin, en homme de terrain étudiant les arachnides dans les savanes arborées du septentrion ivoirien, décortiquant les richesses de la faune et de la flore d'Amérique latine ou le potentiel magnifique de la forêt de Fontainebleau, vous donnera du plaisir à vous rappeler que la complexité des savoirs humains, en raison de son degré d'évolution, est loin de prétendre à l'omniscience. A l'opposé, la complexité du vivant est encore plus grande - c'est un euphémisme - inénarrable dirons-nous. Les connaissances déjà acquises restent modestes, comparé à ce qui reste à être découvert des éléments biotiques et abiotiques.
 
Homo transformator, homo sapiens et les autres
 
Les indices de diversité spécifique, servis par des outils conceptuels d'une subtilité remarquable rendent compte de “l'anthropisation” des espaces écologiques et de la dynamique du développement. Comment ne pas dès lors rappeler l'indispensable principe de responsabilité, dont Blandin, citant Albert Schweitzer, se fait écho ? En effet, l'acte de tuer, de détruire une vie quelle qu'elle soit est un acte “grave”. Mettre fin à une vie, c'est en réduire le nombre, quantitativement parlant. Mais l'homme ne se contente pas d'être un destructeur, il est aussi l'initiateur d'un changement sans précédent de la planète. Patrick Blandin lui donne le nom de “homo transformator”, devenu par la seule force de sa pensée et de son vouloir une espèce envahissante lato sensu. Dès lors, faut-il chercher à comprendre, ou du moins à réinterpréter le principe selon lequel les espèces sont inféodées à l'écosystème qui les hébergent ? Même lorsque l'homme décide d'agir pour sauvegarder le milieu de vie, il est impossible de lui prêter des intentions totalement innocentes. Tel le cordonnier qui ne juge pas plus haut que la chaussure, toutes les solutions proposées, à savoir la conservation tout autant que la préservation portent l'empreinte anthropique. L'usure des leviers du droit et des ressources des bonnes volontés se confirme inéluctablement devant l'inexpugnabilité des forteresses de l'économie de prédation. Il est certain pourtant que les ressources phytogénétiques ne sont pas illimitées.
 
Porté par ces vérités, cet ouvrage sert d'avertissement devant la progression de l'homme et des activités susceptibles de rendre la terre inhospitalière. Cette guerre de l'homme contre l'ordre de la nature manque d'arguments décisifs au regard de l'éthique du vivant, parce que la domination humaine perd de son caractère incontestable à l'heure de la prise de conscience globale de la vulnérabilité de la biosphère. Dans un certain sens, elle peut être interprétée comme le refus de conditions viables de paix avec le non humain. La destruction du vivant rend raison de l'émergence des concepts de préservation et de conservation, utilisés en matière d'écologie mais opposés l'un à l'autre sur le plan de la finalité des écosystèmes. Patrick Blandin en propose une compréhension par une analyse des origines. En Amérique, le courant de la préservation a été défendu par John Muir. Il se fonde sur l'idée selon laquelle les écosystèmes ne pouvaient avoir exclusivement pour finalité la satisfaction des besoins humains. A l'opposé, Gifford Pinchot, forestier et ex gouverneur de Pennsylvanie jettera les bases de la conservation par laquelle il prendra ses distances par rapport à John Muir. Il soutiendra entre autres que la conservation de la nature sauvage devait se faire de manière à ce qu'elle serve le bien public. C'est ce qu'il appelle l'éthique de la conservation. L'idée de préservation de John Muir et la doctrine de la conservation portée par Gifford Pinchot ont en commun d'avoir le même objet : la protection des populations animales et végétales dans des perspectives totalement différentes. Pour ou contre la centralité du vouloir humain, telle est la question posée au chercheur, voire à tout un chacun. Ces deux conceptions seront réactualisées par des organisations de défense de l'environnement telles que l'UICN   et le WWF   ou encore des organisations multilatérales de financement du développement telle que la banque mondiale.
 

 
Aujourd'hui encore, la finalité des écosystèmes cristallise d'une part les tensions entre les tenants de l'écologie profonde et les utilitaristes, et d'autre part, elle ouvre à la philosophie du droit de nouvelles pistes de réflexions. Les critères du choix entre la préservation et la conservation en matière de politique publique ne présentent pourtant pas la même difficulté suivant que l'on se situe en économie, ou sur le plan strict de l'écologie. Ils soulèvent de nombreuses interrogations en d'autres matières, notamment au plan juridique, quant à la finalité des normes de protection de la biodiversité. Un regard croisé de l'analyse de l'œuvre de Blandin avec Hans Kelsen, fondateur de l'école du normativisme et auteur de La théorie générale des normes   , rappellera sans doute aux uns et aux autres qu'une norme ne serait ni vraie ni fausse et que sa finalité ne serait que de déterminer le vouloir de celui qui la reçoit, écartant du coup les supputations sur la qualité du savoir objet de la norme.
 
Le cercle vertueux auquel aspirent les théoriciens de l'écologie politique reste privé de moyens, et non de sincérité, tant la fracture serait profonde entre l'homme et le vivant. On se serait donc contenté avec l'idée d'équilibre naturel global ou local, si tant est qu'elle permet, selon les propos de Blandin, de distinguer le bien et le mal. Serait un bien tout acte qui respecterait la vie et le vivant et le mal ce qui les violerait. Or il se trouve qu'à la différence de l'équilibre naturel, la valeur intrinsèque semble beaucoup plus inconfortable. Perçue comme une transposition de réalités humaines dans le jeu de la nature, elle pècherait par son inadaptation. La valeur intrinsèque dont il est question dans l'argumentation pour le vivant n'est-elle pas apragmatique, élevée dans un but posthumain ? Quoi qu'il en soit, pour en revenir à Albert Schweitzer largement cité par Blandin, l'éthique de la vie est inclusive de la vie elle-même, parce qu'elle passe, dirons-nous, jusqu'à un certain point, par une identification initiale à la relation-vie.
 
Le développement durable conçu par certains comme une machine idéologique propre à écraser la misère aurait par ailleurs si peu de crédit aux yeux de notre auteur que ceux qui la défendraient devraient encore pousser plus loin le raisonnement et s'interroger sur la marche du monde. Le développement au regard de notre auteur se distinguera de l'évolution à laquelle l'homme prend part et dont il doit se servir pour consolider la solidarité écologique. A ce moment précis, on ne pourrait pas ne pas se demander lequel du développement ou du pilotage de la nature, devrait réellement constituer un droit. Pour exemple, entre l'ibis sacré des égyptiens et le faux acacia, le droit doit-il trancher indirectement et définir celui des deux en France qui serait une espèce invasive ? Ces contradictions idéologiques de nos sociétés ne restent pas à quai comme relève Patrick Blandin, elles parcourent certainement le droit et l'économie qui saluera une science nouvelle faiseuse de “virginité de substitution”, et qui pourrait lui être associée en tant que discipline potentiellement favorable : l'écologie de la restauration. Le cercle vertueux théoriquement prôné par les défenseurs de l'écologie soulève de sérieuses interrogations quant à l'usage que le capitalisme financier pourrait faire de l'écologie de la restauration au détriment de la prévention et du principe de précaution.
 
Sur le chemin de homo ethicus
 
Patrick Blandin ne lâche rien, restant résolument optimiste, il propose une piste extra-légale qui prend sa source dans l'évolution biologique. Le marché proposé consiste à intégrer la notion d'évolution dans celle de conservation et d'en faire une référence pratique et conceptuelle pour tracer le chemin de l'homme dans la biosphère. On est ainsi passé de la clarté de la science positive aux arbitrages du réalisme moral. Il faut l'admettre, les politiques d'aujourd'hui, tout autant que les scientifiques, ne peuvent prétendre posséder le remède miracle qui soignerait les meurtrissures de la terre. De cette cruelle conclusion découle non pas une résignation mais un impératif consistant à poser des valeurs et des principes qui soutiendront la capacité d'adaptation de la planète. En ce sens, Patrick Blandin prolonge un peu plus le rêve de René Dubos qui, dans Les célébrations de la vie   , appelait de tous ses vœux à une adaptation créative du genre humain. Dans ce que propose Blandin, le magnétisme des êtres devrait être réciproque, les logiques à injecter devant être puissamment soutenues autant par l'osmose des éléments composant l'ensemble que par la puissance des dynamiques locales. La culture authentique de la démocratie et le respect des peuples dans la prise en compte des éléments de la protection de la biodiversité seraient une preuve d'honnêteté et d'unité. La mise en chantier de telles recettes politiques serait à même de régulariser les sources du consensus et de tenir compte de la sagesse qui habite chaque entité légitime appartenant au monde du vivant. Le respect de l'écosphère, où que les hommes puissent se trouver, garantirait une adhésion révérencieuse laïque, impliquant à la fois une subordination de l'homme à l'écosystème et un respect pour les fonctions qui s'y exercent sans qu'elles soient nécessairement corrélées à un quelconque intérêt humain.
 
En conclusion, l'éthique pour la révérence de la vie, la justice universelle envers les peuples juridiquement mal logés ou déclassés sont sur la table. Il reste maintenant à se servir des outils et à se mettre au travail tant que nous avons des raisons de croire que rien n'est définitivement perdu.
Cet ouvrage à mi-chemin entre la philosophie et l'écologie explore le passé et le devenir du vivant en proposant un chemin de lecture passionnant, accessible par sa simplicité et riche par son exposé. Le décideur public en quête de réponse tout autant que les personnes habituées aux questions de l'actualité environnementale y trouveront d'importants éclairages