Dans le cadre du partenariat de nonfiction.fr avec le site cartessurtable.eu, retrouvez une fois par semaine sur nonfiction.fr un article qui revient sur un sujet au coeur de l'actualité du débat d'idées. Cette semaine, voici une contribution sur les déboires judiciaires du juge espagnol Baltasar Garzon.

 

Le juge Garzon n’a plus le droit de travailler.
Les pétitions peuvent circuler, les manifestations de soutien s’organiser, les dés sont lancés.
Le juge Garzon n’a plus le droit de travailler.
Il n’a voulu faire que son métier, mais les dés sont pipés.
Le juge Garzon n’a plus le droit de travailler.
 
Et quelle que soit l’issue de cette affaire qui n’en est qu’à ses préludes, le symbole est fort pour une Espagne pourtant sortie du franquisme il y a maintenant plus de trente ans : ceux qu’on appellera franquistes, néo-franquistes ou nouveaux phalangistes, ceux qui pendant des années se sont accrochés aux boulons des statues du Caudillo sur les places publiques andalouses, ceux qui vantent le bilan d’une dictature parce qu’elle s’est accompagnée pendant une dizaine d’années d’une forte croissance économique, ceux qui en 1936 auraient tout fait pour abattre une jeune démocratie à la recherche de justice sociale parce qu’elle touchait aux privilèges de l’armée, de l’Eglise et de la grande bourgeoisie, ceux-là ont à nouveau gagné la guerre.
 
On laissera donc les fosses communes fermées et les morts républicains sans nom. On fera donc à nouveau comme s’il n’y avait eu que deux armées face à face pendant cette guerre civile, comme s’il n’y avait pas eu un agresseur et un agressé, une armée fasciste et une armée républicaine, un gouvernement démocratiquement élu et les chefs d’un putsch militaire. On fera donc à nouveau comme il y a 70 ans lorsque les démocraties occidentales considéraient dans leur confort tranquille que l’on pouvait tranquillement laisser crever les Républicains espagnols de l’autre côté de la frontière sans leur venir en aide, sans même leur livrer les armes qu’ils avaient pourtant payées, et que l’on pouvait simplement continuer à entasser dans des camps de fortune ceux qui réussissaient à passer la frontière – quand on ne les renvoyait tout simplement pas à l’abattoir de l’autre côté des Pyrénées – pour se donner bonne conscience.
 
L’Espagne avait besoin en 1975 d’être enfin une nation unie. L’amnistie était le prix à payer. Oui, une loi d’amnistie était, deux ans après la mort de Franco, nécessaire. Parce que l’Espagne avait le droit de panser ses plaies. Parce que les démocrates espagnols ont compris que ce tribu était nécessaire s’ils voulaient voir la démocratie s’installer dans leur pays sans que le sang à nouveau ne se mette à couler.
 
L’amnistie contre la paix. L’amnistie contre la paix qui ne signifiait pourtant pas qu’il n’y avait pas eu de coupables. L’amnistie contre la paix que l’on a vu subrepticement se convertir en amnésie. Et, aujourd’hui que les derniers témoins, que les dernières victimes de la guerre civile et du franquisme sentent leurs forces leur échapper, aujourd’hui l’amnésie devient ligne de conduite officielle. Parce que ce que porte aujourd’hui Garzon, c’est avant tout le droit de se souvenir, et donc le droit de savoir.
 
Mais on n’enquête pas sur les crimes du franquisme. Le juge Garzon doit être jugé pour "prévarication". On n’enquête pas sur les crimes du franquisme. Le Conseil général du pouvoir judiciaire a décidé à l’unanimité de suspendre de ses fonctions le juge Garzon.
 
Les soutiens français au juge Garzon sont les bienvenus. Ne serait-ce pas abandonner la justice elle-même que de laisser seule la figure de proue de la justice universelle, l’homme qui a fait interpeler Augusto Pinochet, le fer de lance, au péril de sa vie, de la lutte judiciaire contre l’organisation indépendantiste basque ETA ? Une grande partie des juristes estiment d’ailleurs que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et donc la loi d’amnistie espagnole contraire au droit international.
 
Les soutiens français au juge Garzon sont les bienvenus. Mais il ne s’agit pas que de soutenir un homme. Il doit s’agir également de prendre position pour une cause. D’affirmer que les disparus de la guerre civile et de la répression franquiste ont enfin le droit à la justice, et que c’est pour cela qu’ils doivent avoir le droit à un juge.
 
Il ne s’agit plus aujourd’hui d’envoyer une poignée d’hommes en prison, l’amnistie a joué son rôle de filtre du temps. Il s’agit de juger pour savoir. Il s’agit d’honorer la mémoire de ceux qui sont morts parce qu’ils croyaient à la démocratie et à la justice. Il s’agit de rendre hommage à ceux que l’on n’a pas su soutenir quand ils défendaient la cause de la liberté.
 
Il ne s’agit pas de rouvrir les plaies de l’histoire espagnole, ni de recréer deux sociétés ennemies. Il s’agit au contraire de produire une histoire véritablement commune, où les torts de chacun sont reconnus et non hypocritement recouverts par le voile ensanglanté d’une loi qui a plus de trente ans.
 
Il n’y a sans doute pas de vérité historique. Mais refuser de voir certaines choses, c’est refuser de voir que sous les pansements posés à la hâte à la fin du franquisme, les plaies ne pourront cautériser que lorsque l’on aura, au moins un peu, rendu justice aux victimes.
 
En attendant, Garzon n’enquêtera pas, Garzon ne jugera pas. Et dans les nuits espagnoles continueront à raisonner ces vers d’Antonio Machado, cet immense poète espagnol lui aussi victime de la barbarie franquiste :
 
Españolito que vienes
al mundo, te guarde Dios.
Una de las dos Españas
ha de helarte el corazón