Une enquête de terrain, anthropologique et politique, de dix années chez les psychanalystes : la fabrique des psychanalystes aujourd’hui, ses chances et ses dangers cachés.

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Faisons le pari qu'au milieu du vacarme insupportable causé par la polémique Onfray, une fois de plus, les véritables événements intellectuels sont discrets, et peut-être silencieux. L'enquête anthropologique qu'a menée Samuel Lézé dans les milieux psychanalytiques parisiens depuis une petite dizaine d'années, interrogeant tout autant patients et praticiens, suivant les uns et les autres dans le déploiement de leur "carrière morale" (en accompagnant même certains dans le passage du divan au fauteuil ), l'observation patiente à laquelle il a soumis un certain nombre d'événements fondamentaux du mouvement psychanalytique français (à partir des Etats-Généraux de la Psychanalyse, convoqués par René Major en juillet 2000), mais aussi des crises successives occasionnées par la parution du Livre noir de la psychanalyse, ou par l'expertise INSERM sur les psychothérapies, et enfin par l'amendement Accoyer sur les psychothérapies, lui donne à cet égard un poids particulier. Quoi qu'on pense de la thèse proprement anthropologique soutenue dans ce travail, sur laquelle je ferais pour finir quelques observations, L'autorité des psychanalystes restera sans doute un des plus jolis morceaux d'histoire réflexive sur les convulsions internes d'un milieu dont l'importance dans la vie intellectuelle française n'est plus à démontrer.


Après Robert Castel


Samuel Lézé a tout d'abord bien compris après qui et contre qui doit aujourd'hui s'élaborer, en France, une approche sociologique du milieu psychanalytique : Robert Castel et sa fameuse idée du "psychanalysme"   . L'autorité des psychanalystes réussit un premier pari en réussissant à échapper à la controverse stérile des deux inconscients : le mien (le sociologique) explique le tien (le psychologique), et vice versa. Samuel Lézé s'abrite à cet égard derrière la profonde remarque de Howard Becker, dénonçant "le vice intellectuel qui consiste à ne concevoir l'explication que comme démystification"   . Ce parti pris wittgensteinien, clairement mis en avant, qui consiste à décrire l'autorité des psychanalystes sans jamais tenter de la réduire à un artefact culturel, ou à un sous-produit usurpé du prestige de la psychologie comme science, le conduit à décrire une "forme de vie", à l'intérieur de laquelle les concepts psychanalytiques prennent sens en fonction des pratiques sociales sophistiquées qui les mettent en usage. Le paradoxe, c'est que cette attitude en apparence non critique, et qui se démarque à cet égard nettement du fameux travail de Gellner   , nous fait entrer beaucoup plus intimement dans la fabrique sociale de la psychanalyse. Le paradoxe redouble, par ce que le grain d'analyse très fin conquis par l'auteur passe par une étude beaucoup plus englobante de "l'espace politique de la santé mentale" en France ces dix dernières années, et par une lecture minutieuse des circonstances législatives et institutionnelles de la crise qu'a traversée la psychanalyse dans ce pays. En effet, les prises de position singulières des psychanalystes ordinaires (car ce sont eux que l'enquête a privilégiés, non les ténors médiatiques ni les "exégètes"   qui donnent le ton du psychanalytiquement correct dans les grandes associations), leurs attitudes pleines d'angoisse et de sincérité devant les difficultés du métier et la violence des remises en cause, en disent beaucoup plus long sur la signification sociale de la psychanalyse, et sur le sens de l'entrée en analyse et du devenir-psychanalyste, que toutes les études qui se contentent d'interroger les liens entre la théorie freudienne et les pratiques des psychanalystes.

Comme on verra, Samuel Lézé ne dissimule pas le point de départ naïf qui fut le sien. L'ingéniosité de sa démarche a consisté à prendre la manière dont il a été systématiquement reçu (les psychanalystes interprétant ses questions comme une "demande d'analyse" qui ne disait pas son nom), non comme un obstacle, mais comme un ratage constitutif du matériel même qu'il lui fallait comprendre. Encore plus finement, il s'est bien gardé de considérer cette réponse des psychanalystes comme illégitime. Bien au contraire, elle indique un bord social, la construction d'une position d'exception, d'une marginalité militante qui ne saurait transiger avec son radicalisme, d'une expérience incomparable et dont la perpétuation ne cesse de poser les difficultés les plus grandes — et c'est cela à quoi il lui a fallu se confronter.
Les deux premiers chapitres du livre ne sont rien d'autre que la découverte progressive du sens de cet obstacle, et de la richesse qu’il enveloppait pour l’enquête.


Politique de la psychanalyse, des psychothérapies et de la psychiatrie, 2000-2003

 

Les deux suivants sont consacrés à une description originale de la dynamique sociologique de l'histoire récente de la psychanalyse en France. Le rapport très complexe de la psychanalyse aux psychothérapies y est analysé de façon exemplaire. Ce qui s'est joué, selon Samuel Lézé, entre 2000 et 2003, ce n'est rien d'autre que la disparition non pas de la psychanalyse, mais de "l'évidence de sa position" dans le champ psy   . La succession des Etats-Généraux, de la psychanalyse, de la psychothérapie, de la psychiatrie, et enfin de la clinique (prévus en 2008, ils ne se sont pas tenus), montre admirablement comment des compromis intellectuels et institutionnels ont pu être passés entre les acteurs autour de l'idée d'une "clinique du sujet" transformée en instrument politique pour défendre les positions relatives des uns et des autres dans le champ en mutation de la santé mentale. Le problème auquel se heurtent désormais les acteurs n'en est que plus clair (et les polémiques actuelles autour d’Onfray ne nous font pas avancer d'un pouce à cet égard) : revendiquer sur des bases avant tout culturelles et politiques la légitimité de la "juridiction des problèmes personnels" suffira-t-il à répondre aux besoins pratiques et aux contraintes générales du champ de la santé mentale dans nos sociétés ? La "montée en généralité" à laquelle nous assistons en ce moment même, où il s'agit de fédérer autour de grands "représentants" de la psychanalyse (Jacques-Alain Miller, Roland Gori, Elisabeth Roudinesco) les aspirations à une contestation radicale des contraintes de ce champ, et plus généralement, de son contexte politique (le culte de l'évaluation, l’économisme néolibéral, etc.), est-elle une attitude viable à terme ?
Samuel Lézé ne se prononce pas. Mais il aide en tout cas à comprendre comment les psychanalystes ont été plus ou moins inéluctablement conduits à cette forme d'action.

Comment devient-on "freudien" aujourd’hui en France ? Une ascèse singulière

 

Les deux derniers chapitres du livre, les plus aigus, étudient au niveau microscopique le "devenir freudien" (j'ai envie de dire, en détournant Deleuze, le devenir-psychanalyste) dans un contexte instable comme jamais, et qui sollicite les individus qui entreprennent cette carrière morale si étrange comme leurs aînés, jamais, ne l'ont été. Il y manque, pour que l'argument soit complet, une analyse symétrique de la montée en puissance des thérapies alternatives à la psychanalyse, d'inspiration cognitive et comportementale (les TCC). Mais pour le propos de l'auteur, l'analyse détaillée des tentatives de "dégrader la psychanalyse" notamment lors de la parution du Livre noir fait tout à fait l'affaire. Il met à mon avis le doigt sur le point le plus sensible de toute l'affaire, en citant la juste remarque de Marc Augé, que "l'efficacité symbolique a besoin de l'efficacité tout court"   . Un médecin qui ne guérirait personne, selon les fameux mots de Canguilhem, n'en serait pas moins un médecin, au titre de son savoir ; ce qui rapproche dangereusement le psychanalyste du guérisseur, voire du charlatan, c'est qu'il ne peut pas se dispenser, lui, d'avoir des effets thérapeutiques. Tout est là. On est psychanalyste qu'en effet, sans pouvoir se dérober à question "est-ce que ça marche ?" et sans pouvoir se réfugier dans aucune compétence préalable à la performance. Ce qui débouche sur ce scandale, bien fait pour susciter l'étonnement, que le psychanalyste est (ou n'est pas), la "psychanalyse faite corps"   . Avec chaque psychanalyste, s’il en est vraiment un, c’est tout la psychanalyse qui est en fait jugée socialement.

Ces pages donnent énormément à penser. Contrairement aux théories régnantes, qui font des analysants des "croyants", Samuel Lézé montre admirablement que la part supposée de la croyance est très faible. Pas plus que ceux qui s'adressent aux chamanes n'ont besoin de croire aux chamanes, les candidats à la psychanalyse ne s'intéressent au contenu intellectuel de la psychanalyse, ni aux croyances supposées de celui à qui ils se confient. Dans le matériel recueilli par l'auteur, une autre constante émerge : la confiance placée dans les "qualités" du praticien. Une valeur considérable est attachée à sa présence physique, incarnée. Le corps, la voix, voilà ce que le patient privilégie. Car, quand on entre en psychanalyse, "on recrute un allié", on n'achète pas un service. Nuance décisive.

La manière dont la psychanalyse peut donc résister à sa dégradation, qui prend souvent la forme d'une contestation du savoir théorique de la psychanalyse, ou de la dignité morale de Freud et des psychanalystes (menteurs, escrocs, plagiaires), se déduit de ces observations.

Pour ce qui regarde l’efficacité, on ne peut ainsi qu’être sensible au fait que l'apparente énigme des effets thérapeutiques de la psychanalyse, qu'on est bien obligé d'admettre dans les faits, vu le nombre de patients recrutés par le seul bouche à oreille qui continuent à y avoir recours, et qui la recommandent, se résout en fait toute seule — puisque l'on sait aujourd'hui de façon sûre que le facteur crucial de l'efficacité de toutes les psychothérapies est "l'alliance perçue" par le demandeur de soins avec celui qui les lui prodigue. Le fascinant engagement personnel de tous ces psychanalystes ordinaires à l'égard de leur patientèle, le style de vie exigeant qu'il exige, confère à cette alliance une force incroyable — et c’est là à l’évidence le plus sûr fondement de la perpétuation de la psychanalyse. Les psychanalystes sont encore aujourd’hui, dans le paysage de la santé mentale, les alliés indéfectibles de leurs patients, et les praticiens qui travaillent et rencontrent du succès ne doivent à rien d’autre la continuation sociale de leur activité. Il est frappant de voir ainsi confirmée de l'extérieur une intuition qu'ont beaucoup de psychanalystes, sans oser se la formuler dans ces termes, pour les motifs qu’on verra plus bas : il n'y a en réalité aucune crise réelle de la psychanalyse, en tant que réponse pratique aux crises subjectives des individus et à leurs souffrances, mais uniquement une crise de la "représentation" publique de la psychanalyse (et donc de ses représentants attitrés, avec leurs privilèges d'intellectuels à la française, d’universitaires ou de figures médiatiques) — sans négliger ce paradoxe que la psychanalyse a besoin de se représenter constamment en crise, quand bien même elle ne le serait pas vraiment en pratique, et de produire stratégiquement son auto-marginalisation   pour sauvegarder le tranchant de son authenticité. Car elle ne subsiste que dans un élément hyper-volatile : la transgression systématique des attentes, y compris celle de ses propres clients à l’égard de la psychanalyse elle-même. Dans le même temps, sans qu’il soit très facile d’y voir un simple mouvement compensateur, elle déploie des règles de sociabilité très particulières, que Samuel Lézé décrit en employant une métaphore physico-chimique, celle de "valence" : il faut sans cesse à la psychanalyse de nouvelles connexions sociales, il lui faut jeter des ponts inattendus entre mondes qui s’ignoraient, sans quoi elle dépérit. Cette dynamique, qui est une des hypothèses les plus intéressantes du livre, est fascinante pour l’historien, car elle est applicable rétroactivement : l’aventure, voire la fuite en avant perpétuelle du "mouvement analytique" est la chose la plus difficile à penser ; et le travail de Samuel Lézé résonne à cet égard de façon excitante avec l’analyse de la production concertée d’une orthodoxie freudienne que proposaient récemment Andreas Mayer et Lydia Marinelli, en se concentrant sur l’entre-deux-guerres   .

Dans ses deux derniers chapitres, Samuel Lézé exprime ainsi parfois bien mieux que les psychanalystes eux-mêmes, et surtout que leurs "représentants", ce qui fait la grandeur cachée et la dignité profonde de leur position : cette existence semi-clandestine sur le fil du rasoir, emportée par une radicalisation permanente du discours, et par un militantisme qui ne recrute de militants que sur la brèche où ils sont un à un exposés à subir les assauts les plus rudes. Car la mise en cause de leur légitimité comme analystes n’est pas moins profonde de l’extérieur que l’intérieur, tout au long du processus interminable de la formation, puis de la reconnaissance, non seulement par les pairs, mais aussi par une clientèle dont chaque élément suppose une rencontre exceptionnelle. Il n'est pas tout à fait anodin, à cet égard, même si l'auteur n'en fait pas la remarque, que beaucoup de lacaniens (le gros des praticiens qui ont bien voulu se livrer à "l’homme au magnétophone") soient passés de l’ultra-gauche maoïste à la psychanalyse. Mais plus généralement, on ne peut qu'applaudir des deux mains à l'idée que "le déclin de la psychanalyse est un retour à ses conditions objectives d'existence"   , formule qui résume très bien la consolation que trouvent nombre de psychanalystes malgré, ou peut-être même grâce à la violence des polémiques anti-freudiennes : plus on les attaque, plus le sens de leur identification à Freud "conquistador", celui de l’invention des débuts, leur devient sensible. On croit leur fermer la porte au nez, on leur ouvre un avenir.

La psychanalyse qui ressort de ces descriptions n’existe ainsi que dans une solitude et une prise de risque permanente. L’ascétisme de ses acteurs semble d’ailleurs avoir touché Samuel Lézé, et, pour le lecteur, habitué aux sarcasmes des essayistes comme aux hypothèses farfelues sur les revenus des psychanalystes, ce tableau sera sans doute une surprise.

Une socio-anthropologie des psychanalystes est-elle finalement possible ?

 

Cette belle enquête soulève en même temps de grandes difficultés.
La première à venir à l’esprit est la suivante. Si, comme le soutient l’auteur, la performance du psychanalyste précède sa compétence, une enquête empirique, qui fait parler des gens, se heurte semble-t-il à une difficulté. Lacan disait déjà qu’un psychanalyste, c’est quelqu’un à qui on demande une psychanalyse. Mais si l’on rencontre quelqu’un qui se dit (ou qui vous est présenté par d’autres comme) "psychanalyste", mais qu’on ne lui demande pas une psychanalyse, est-ce réellement un psychanalyste qu’on aura rencontré ? Ou bien l’enquête, loin d’objectiver ce que sont les psychanalystes en termes anthropologiques (le projet avoué de Samuel Lézé), se contente-elle alors de mettre en évidence les représentations plus ou moins prévisibles qu’un milieu élitiste se fait de lui-même ? La réponse sophistiquée à l’objection prend dans L’autorité des psychanalystes la forme suivante : le propre social des psychanalystes, ou ce qui les inscrit dans la vie sociale, c’est justement leur façon typique de renvoyer toujours au social ce qui est "autour" de la psychanalyse, mais qui n’en est pas l’essence, laquelle essence est la clinique du sujet, de sa singularité, etc. Objectiver la position sociale des psychanalystes, ce n’est surtout pas voir dans ce procédé de construction de leur insaisissabilité une impasse ou un obstacle infranchissable pour les méthodes habituelles des sciences sociales. C’est le constituer en point de contact à la fois premier et impératif entre l’enquêteur et ses objets d’enquête ; c’est partir de là pour en déployer toute la profondeur et les effets sociaux, y compris en interprétant à cette aune l’histoire du mouvement analytique.

A cet égard, la première difficulté est constitutive de l’enquête.

Mais une seconde, plus délicate, vient du soin maniaque avec lequel Samuel Lézé refuse de parler dans le langage théorique de la psychanalyse des pratiques de soi comme de la nature des liens sociaux. Il évite avec adresse de réduire au "transfert" les conditions sociologiques du transfert lui-même, et notamment, le fait d’aller sonner chez Untel à tel moment de son parcours de vie. Mais l’expression qu’il choisit pour parler aussi naïvement que possible de ce qu’on fait dans une cure pose problème : le "travail sur soi". Une psychanalyse est-elle un travail sur soi ? Il est évident qu’un psychanalyste rusé répondra non en se récriant : de toutes façons, la fuite devant la généralité, ou le refus de proposer des modèles conformistes de ce qu’une psychanalyse "doit être" fait partie de son magistère spécifique. Mais quelque chose comme "mettre le soi au travail" serait quand même plus adéquat. Car c’est de cela qu’il s’agit, et qui caractérise la radicalité psychanalytique, dans sa différence marginale et décisive par rapport à l’engagement psychothérapeutique (lequel peut être sans aucun doute aussi fort). Dans la psychanalyse, on doit aller jusqu’à ne pas savoir jusqu’où le soi sera retravaillé, et peut-être même transformé au-delà de toute attente, y compris l’attente de guérison ; la psychothérapie se définit de rester un cran en-deçà, quitte à paraître plus raisonnable, en reculant face à ce vertige de l’absence absolue de garantie sur les finalités subjectives. C’est d’ailleurs pourquoi elle a le vent en poupe, puisqu’elle cousine le radicalisme freudien, tout en s’abritant dans des offres de normalité plus rassurantes.

Une troisième difficulté est liée à l’emploi, probablement inévitable, dans des situations-limites de l’enquête sociologique comme celle à laquelle se confronte Samuel Lézé, de concepts-limites de la tradition sociologique. Le recours au "charisme psychanalytique" est-il une explication ? Ou au contraire l’aveu, en mots de sociologues, qu’on sort du champ de pertinence de la sociologie, et qu’on bute sur des singularités pures, quasi anhistoriques ? Chez Weber, le mot a des usages controversés. Il est d’origine religieuse, et les protestants l’employaient avec un sens précis. Samuel Lézé s’en sert d’une façon qui redouble les difficultés. Car si le mot désignait certains effets attribuables à des personnalités d’exception, le charisme dont il parle, en décrivant les psychanalystes, semble au contraire incroyablement distribué : ce sont des gens ordinaires qui finissent désormais par faire profession d’exception, dans tous les sens du mot. Devenir psychanalyste, c’est du coup l’intensité la plus haute du charisme, mais rendu accessible à l’homme démocratique, au terme d’un processus complexe de refonte du soi et d’accréditation collective paradoxale.


Les nouvelles "chances d’avenir" de la thérapie psychanalytique

 

C’est sur ce point que je voudrais pour finir témoigner d’un désaccord et d’un accord. Il n’est pas tout à fait sûr que "la démocratie fragilise l’autorité", du moins dans le cas de la psychanalyse   . La psychanalyse semble plutôt, si elle existe, rendre perceptible une égalité absolue, et vertigineuse, des individus face à leurs destins singuliers. Car c’est l’égalité ultime de tous devant la condition humaine qui en est le ressort. En ce sens, on pourrait aussi bien dire qu’elle n’existe que là où le travail de la démocratie a profondément fait son œuvre, et rendu cette égalité pensable, même à titre d’idéal lointain, même à titre d’objet d’horreur. Le paradoxe de la cure, qui voudrait, si elle allait à son terme, rendre le sujet libre au point qu’il ne doive plus rien à la psychanalyse elle-même ni au psychanalyste qui a été le moyen de son affranchissement, exprime peut-être à cet égard la contradiction suprême de la liberté démocratique, qui doit être libre même à l’égard de tous les idéaux de liberté (qui sont, pris en eux-mêmes, de menaçants facteurs de conformisme et de déni de la singularité des sujets). En revanche, Samuel Lézé pointe un danger pour la psychanalyse qui n’est pas celui qu’on attendait. Si son analyse est correcte, en effet, et si la psychanalyse n’est justement pas en danger sur le plan de la pratique réelle, quoi qu’en prétende ses "représentants", dont c’est la fonction sociale parfaitement déterminée de la maintenir dans le sentiment d’une crise sans fin en criant "Aux loups !" sept fois par jour, le danger vient d’ailleurs. Il vient du risque de voir sa radicalité s’émousser à mesure qu’elle décroche de la modernité, et de l’actualité intense qui est l’élément de cette radicalité. La catastrophe qui guette, c’est la psychanalyse devenue défense de l’ordre moral et "symbolique", ou la psychanalyse devenue inutile à la réflexion de pointe en philosophie, dans les arts, les sciences sociales, le droit, etc. Car si les freudiens ne peuvent plus recruter hors de leur milieu présent et exploiter leurs "valences" pour jeter des ponts imprévus vers des espaces sociaux qu’ils entraînent dans leur inquiétude sans fin, s’ils se replient au contraire sur leur propre élitisme, l’effondrement sera rapide. On ne peut pas se permettre de ne pas être excessivement moderne, quand on est psychanalyste. S’allier avec tous les radicalismes qui existent dans l’actualité la plus brûlante est une solution (on le voit aujourd’hui avec "L’appel des appels") ; mais elle dilue le discours en le généralisant. Si rien n’est fait pour redonner à la pensée psychanalytique le statut d’une pensée d’avant-garde universellement reconnue comme telle, diagnostique Samuel Lézé, elle périra bien plus sûrement que sous les coups débiles du cognitivo-comportementalisme gestionnaire.

S’il a raison, il y a de quoi se faire du souci