D. Pennac défend le droit pour l’élève d’être reconnu comme individu en devenir, sans contester le rôle formateur des exercices traditionnels.

Qu’est-ce qu’un cancre ? Un mauvais élève, un agité de fond de classe, un enfant, somme toute, qui ne suit pas le rythme du cours. De rythme il est en effet question. L’étymologie même du mot nous invite à y revenir : cancre, du latin cancer, cancri signifie "crabe". Le mot est devenu au XVIIe siècle une expression métaphorique désignant l’élève nul qui comme le crabe possède une démarche lente et maladroite. À lire le dernier Pennac, la leçon du crabe vaut celle de la tortue fabulaire : l’essentiel est de partir à point.

De quoi ce cancre de Pennac peut-il bien parler dans son Chagrin d’école ? De lui bien entendu, fils de polytechnicien condamné à réussir et pourtant si peu doué pour les études. Des autres aussi, ceux qui sont devenus ses élèves, sans compter les parents qui grouillent désormais au portillon de monsieur Pennac. De l’école enfin, de ses problèmes actuels, l’auteur fournissant alors quelques clefs pédagogiques pour une sortie de crise. À la croisée des genres, Chagrin d’école mêle donc plusieurs matières : l’autobiographie, l’essai et le genre narratif où l’on retrouve le rythme haletant des aventures de Malaussène. Plus précisément, tout est construit autour d’un triangle tragique : la mère, le fils, le professeur ; le livre portant sur "la douleur partagée du cancre, des parents et des professeurs, l’interaction de ces chagrins d’école". La pointe la plus intrigante de ce triangle, on s’en doute, se trouve être le jeune élève, objet de tous les regards et (donc) de tous les reproches. De par sa position à découvert, nœud du problème familial et scolaire, le mauvais élève devient rapidement une "proie" : "Dans la société où nous vivons, un adolescent installé dans la conviction de sa nullité – voilà au moins une chose que l’expérience vécue nous aura apprise – est une proie." Et qui dit proie, dit prédateur. L’enfant persuadé de ses lacunes fabrique ce que Pennac nomme un "ogre scolaire", sorte de personnification intimidante du système éducatif qui enferme l’élève dans une empathie de l’échec. Transformer la tyrannie de l’ogre en "bonheur des ogres", voilà sans doute une des recettes que doit trouver le professeur armé de patience.

L’échec scolaire est clairement défini par Pennac : un élève en perte de vitesse, se complaisant dans l’échec, se retrouve cloisonné dans un présent vide de sens. Le mérite du "bon professeur" consiste alors à redonner un sens au concept d’avenir. "Nous devenons, nous devenons, tous autant que nous sommes, et nous nous croisons parfois entre devenus." Tout le monde a droit à un horizon dégagé, un morceau de ciel bleu qui nous guide dans l’apprentissage. Armé de cette conviction, Pennac montre au fil de Chagrin d’école l’importance de cette pensée du devenir. Il invente même un nouveau temps, le "présent d’incarnation", le temps de l’apprentissage, un temps pour avoir le temps. Parole de crabe ! La force du livre de Pennac se trouve sans doute dans cette énergie de l’espoir retrouvé, cette foi du néo-converti devenu professeur après des années d’humiliation au sein de cellules hostiles. "J’ai toujours eu le sentiment d’être rescapé", avoue-t-il, et sans doute cette conscience de victime donne-t-elle au professeur la patience et la tolérance nécessaires au métier. Cet élan guide le professeur dans la fabrique de ses cours : "à l’assaut du bastion grammatical" ou au cœur d’une "immersion dans la langue", la méthode Pennac consiste à batailler contre les murs construits par l’élève en péril.

Répondant à la crise scolaire contemporaine, Daniel Pennac n’oublie pas de préconiser quelques conseils à l’usage des parents et autres institutions. Le ton se fait alors polémique au moment d’entrer dans le vif du sujet, notamment la question des méthodes : "En aura-t-elle proféré des sottises ma génération, sur les rituels considérés comme marque de soumission aveugle, la notation estimée avilissante, la dictée réactionnaire, le calcul mental abrutissant, la mémorisation des textes infantilisante, ce genre de proclamation …" L’auteur vise par là certains états-majors, adeptes des libéralités démagogiques en matière d’instruction, et on peut penser qu’à travers cette défense de méthodes ancestrales, Pennac ne se fera pas que des amis. Néanmoins son expérience le sauve sans doute des jugements faciles. Sa pédagogie entre deux âges, tout autant moderne que traditionnelle, ne pourra qu’aider à élever un débat encore miné par la logique du bloc contre bloc. Pour Pennac, l’élève doit être au centre du système et ce constat demeure la pierre angulaire de son propos. Mais cet a priori ne l’empêche pas de se servir de moyens pédagogiques séculaires. Soigner les chagrins d’école est à ce prix …