Avons-nous les moyens de penser le développement durable ? Un essai qui cherche des définitions à la lumière des textes fondateurs et à mettre en application les outils philosophiques d'une analyse critique de la modernité.

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Poursuivant la réflexion entamée dans Homo Sapiens Technologicus (Le Pommier - 2008), Michel Puech nous propose un deuxième livre clair et accessible consacré à démythifier le développement durable. L'occasion de réfléchir à l'écologie autrement que par l'émotion brute que suscitent les menaces pesant sur les "espèces photogéniques". A cet égard on ne peut que saluer la distinction que fait l'auteur dès l'introduction entre le développement durable et la "bulle développement durable" hyper-médiatisée et paralysante.

Développement durable, un avenir à faire soi-même s'appuie sur une bibliographie abondante, diversifiée, regroupant les classiques attendus (Emerson, Jonas, Lovelock) et d'autres penseurs moins souvent convoqués sur ce thème (Gandhi, Illich). Cette diversité de références contribue à l'originalité de l'ouvrage et lui permet de proposer une approche renouvelée et non conventionnelle sur un débat qui, il faut bien le reconnaître, est "encombré par des discours confus"   .

Il faut changer la manière dont se posent les questions du développement durable. Garder l'âme de la question en oubliant l'emballage conceptuel qui se pétrifie et se transforme en objet marketing. Donc peu importe, a priori, la notion de développement durable, seules comptent les idées et les aspirations qui, à tort ou à raison, s'y reconnaissent et s'y investissent   . Malheureusement la notion est trop approximative et constitue une gêne pour la pensée. L'absence de recul critique sur l'utilisation du vocabulaire contribue en particulier à paralyser le débat et à masquer la rhétorique des intérêts industriels.

Relents totalitaires de ces discours

Dénonçant sans aménité la "rhétorique commerciale racoleuse", l'auteur estime que cette approche est non seulement contre-productive, mais aussi implicitement totalitaire. Selon lui, la conclusion à l'arrière-plan de ces discours alarmistes est que "nous n'avons pas réfléchi avant, mais maintenant il est trop tard, le politique agit sans réfléchir"   . Nous sommes confrontés à une mobilisation par la peur qui rend impossible une réappropriation par les citoyens de ces questions. Il détecte ainsi, dans les discours contemporains une tension entre d'un côté l'apparent activisme de la rhétorique de l'urgence et de l'autre une tâche qui se révèle être en réalité profondément conservatrice   . M. Puech note surtout que cette tension permet de masquer l'inaction derrière un nuage de bonne conscience, de grand discours contradictoires, paralysant toute action effective. Il parle d'un sabotage volontaire, que l'on peut reconstruire comme suit : comment ne pas faire ce que je pourrais faire tout en conservant une parfaite bonne conscience et même en me parant de quelque supériorité morale ? En ce sens, l'élitisme éthique constitue une perversion de la nouvelle sensibilité aux valeurs. "Il s'agit purement et simplement d'une escroquerie à la bonne conscience"   commente-il avec amertume. Pour lutter contre ces dérives, il suffit de refuser cette logique rhétorique qui fait que les discours se focalisent invariablement sur quelques éléments marquants (le carbone, les pandas ou les baleines) négligeant par là même la globalité du problème. "Nous avons inventé une manière d'aller dans le bon sens en n'ayant quasiment aucune chance d'atteindre un jour un objectif réel."  


Se passer des cadres institutionnels

Tout se passe comme si le développement durable institutionnel tenait à empêcher la prise de conscience citoyenne. Selon l'auteur, il est préjudiciable de voir en eux le point de départ nécessaire de toute action. Au contraire, c'est plutôt avec "le pouvoir que la modernité a un problème, beaucoup plus qu'avec la nature"   . De fait, nous sommes insensiblement passés à un méta-problème : ce qui fait problème est la méthode pour traiter les problèmes. Il s'agit de désinvestir les institutions que nous avons surinvesties par manque de réflexion critique sur la réalité de leurs accomplissements. Le cadre institutionnel est certes indispensable, mais bien souvent imparfait. La révolution du soutenable ne détruit pas les institutions publiques ou économiques, elle les subvertit de l'intérieur : elle s'approprie leur fonction en la "désintermédiant". Il s'agit ici clairement de lutter contre la logique d'une gouvernance bureaucratique de la planète. Inventer une autre logique que la gouvernance institutionnelle, notamment par la sagesse pragmatique.

Dédramatiser

Pour redonner aux citoyens une prise sur le débat du développement durable, M. Puech propose donc d'abord de faire taire la rhétorique de la peur et la paralysie bien-pensante qui l'accompagne. Puis, dans un second temps, penser une action effective, hors du champ institutionnel. Une action qui doit être dédramatisée. Le concept de soutenabilité se révèle alors particulièrement fécond. Qu'est ce que la soutenabilité ? Il s'agit d'un dispositif théorique composé de trois concepts intimement liés. Triumvirat du XXIe pour conduire la co-évolution entre les humains, la nature et les artefacts de manière à ce que l'humain puisse être humain selon le meilleur de ses possibles, dans un monde où la nature conserve sa place et sa valeur, et où les artefacts ne déshumanisent pas leur créateur   . On peut commencer à parler de durabilité ou de soutenabilité quand on a cherché à obtenir un rendement durable maximum de l'exploitation à partir d'un stock de la ressource naturelle considérée. Cette approche se fait sur un mode moins dramatisé car l'idée de base est que l'intervention humaine peut ne pas détruire les cycles qu'elle exploite.

Penser différemment. Un nouvel humanisme ?

"Tant de choses doivent changer de place et de taille !"   , pour cette raison la question posée par le développement durable est surtout celle d'un changement de civilisation. Ainsi la question qui se pose est : comment lier des conceptions soutenables de la nature et de la civilisation matérielle qui est la nôtre. "Nous avons les moyens techniques d'une transformation de l'humanité par elle même… Nous n'en avons pas les moyens philosophiques, éthiques et politiques"   . Notre environnement ne se contente pas de nous "environner", il conditionne notre existence et ce à plusieurs niveaux, dont un niveau symbolique. Et en tout premier lieu, nous avons à mieux comprendre le verbe "habiter". La vie soutenable s'efforce d'habiter le monde en s'y insérant, non en le soumettant.

Cette approche humaniste se présente comme une révolution cognitive. "Philosophiquement, la révolution du soutenable modifie la pensée unique occidentale de la rationalité comme puissance, qui a dégénéré en une pratique cynique de la puissance comme rationalité"   . Méditer sur le simple devient alors la priorité. Retrouver la simplicité radicale de l'action. "Mettre en pratique l'éthique du simple, du local, du concret"   . La réhabilitation philosophique des notions de satiété et de frugalité est une nécessité. Notamment parce que l'incapacité à ressentir le sentiment de satiété est une pathologie existentielle grave, voire mortelle.


La question de l'éducation

La pensée développée par M. Puech est profondément humaniste. Ainsi, il reste persuadé de l'importance de l'éducation. La situation n'est pas si désespérée qu'il faille renoncer à la voie lente de la culture et de l'éducation. La capacité de la personne humaine à s'éveiller au soutenable est culturelle. On s'y prépare donc par une éducation à une culture spécifique. S'agit-il d'une forme d'endoctrinement à l'échelle mondiale ? Puech s'en défend, précisant : "l'éducation n'est pas un moyen de contraindre, mais le refus de la contrainte (…) il s'agit au contraire d'éduquer parce que l'on a renoncé à contraindre"   . Le lecteur pourra à ce stade de la lecture être surpris de ne voir qu'une seule et fort timide référence à Sloterdijk. L'auteur des Règles pour le parc humain est absent de la bibliographie et n'apparaît pas dans l'épineux débat de la nature humaine et la difficile place de la technique tant dans la société que dans ce que l'on appelle un humain. Cette absence constitue véritablement le point aveugle de ce livre. Peut-on poser la question : "quelle sorte d'humain voulons-nous être ?"   , interroger la place de la technique, promouvoir l'humanisme et l'éducation sans évoquer ce débat ?

Proposant des pistes pour refonder l'éducation, M. Puech souligne que notre mode de validation disciplinaire des savoirs est terriblement limitatif. Au contraire, il faut laisser exister des compétences non disciplinaires. Inverser l'évolution actuelle du développement durable institutionnel, qui tend à devenir une écologie fiscale. Changer le sens du développement durable pour qu'il ne soit plus autoritaire-descendant, mais collaboratif remontant. L'éducation, qu'elle soit publique ou personnelle, doit donc agir non pas sur la motivation, mais sur l'engagement.

L'échelle humaine

Comment mieux penser et mieux agir ? Tel est le leitmotiv de cet ouvrage. A l'horizon de cette déconstruction/reconstruction, se profile le projet ambitieux de recommencer l'économie à une autre échelle, celle de l'individu et de ses proches. Le développement durable tel que le théorise Puech, notamment en passant par la soutenabilité, reconduit à l'humanisme, ou plus exactement le renouvelle. "Tout changer en se changeant soi même"   . La nature même du soutenable, ce qui en fait une révolution culturelle, c'est précisément son appui sur le soi, sur la personne humaine, responsable et consciente, capable de compréhension et d'action. L'essentiel du soutenable se décidera et s'accomplira vraisemblablement à l'échelle de la personne humaine individuelle qui en dernière analyse, est le véritable acteur, le seul agent réel dans les questions globales. C'est pourquoi il est absolument crucial de retisser les mailles du tissu social avec le collaboratif. Fidèle aux grilles de lectures de l'humanisme, M. Puech pose sa réflexion dans l'horizon du logos, "la capacité à vouloir et à en parler constructivement, (…) doit être reconquise contre les institutions représentatives, qui organisent la désappropriation de l'initiative"   . L'un des ressorts ultime d'action est d'agir "de concert en prenant nos valeurs au sérieux et en acceptant l'idée que chacun en fait autant"   .

L'existence de ce livre n'est pas tant motivée par une urgence catastrophiste, dont l'auteur tend en fait très largement à se défier, que par la volonté de dissiper la confusion plus ou moins volontairement entretenue sur ces questions. Il ne s'agit pas tant de crier à l'apocalypse que de souligner à quel point nous sommes bien incapables de penser ce qui se passe sous nos yeux. L'objectif avoué est d'enlever toute ambiguïté au terme de développement durable. Toutefois la tâche est loin d'être une simple formalité, et requiert un travail philosophique d'analyse des concepts. Tâche d'autant plus ardue que cette ambiguïté est une composante de fond de la notion de développement durable. Développement durable, un avenir à faire soi-même s'attache donc à désenchanter le développement durable, à clarifier les définitions à la lumière des textes fondateurs, et à mettre en application les outils philosophiques d'une analyse critique de la modernité.

Il s'agit d'un ouvrage essentiel, qui renouvelle de manière brillante et inattendue un débat qui semblait s'épuiser dans le conformisme. Une invitation à penser par nous-même, à prendre conscience que nous ne pensons peut-être pas à la bonne échelle. Cela suffira-t-il pour cette "révolution cognitive" ?