Un ouvrage qui reprend des explications anciennes de la défaite de 1940, sans satisfaire à toutes les exigences scientifiques.

Le goût des commémorations fait aujourd’hui partie des singularités françaises : nos voisins européens y sacrifient, mais sans manifester la même addiction au "souvenir officiel". Celle-ci n’offre pas que des désavantages. Elle est à l’origine d’une activité éditoriale soutenue, dans laquelle s’inscrivent des publications de synthèses, certes de qualités diverses, mais qui espèrent capter un public attiré par l’événement. Ainsi ne compte-t-on plus, depuis quelques mois déjà, les ouvrages traitant de l’année 1940, de la défaite militaire de la France, de l’avènement de l’État français ou de la naissance de la France libre. Cette vague commémorative peut donner lieu à de grandes réussites   , pour peu que les auteurs rendent compte du renouvellement de la recherche, en s’efforçant d’en faire comprendre les enjeux au plus grand nombre.

Qu’est-ce qu’une défaite "impardonnable" ?

Dans le lot des livres consacrés à l’année dont on "célèbre" le 70e anniversaire, celui que signe Claude Quétel, directeur de recherche honoraire du CNRS et spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, attire tout de suite l’attention de l’historien par son titre. Ou plutôt suscite-t-il la surprise, puis une réprobation instinctive chez l’enseignant-chercheur habitué, dans ses cours, à faire comprendre à ses étudiants que l’historien n’est pas un juge, encore moins un homme qui refuserait ou distribuerait des absolutions.

Dès l’exorde   , Claude Quétel livre un début d’explication à ce titre. Il annonce une "synthèse interprétative" qui entend rechercher les responsabilités de la plus grande défaite de notre histoire, reprochant aux historiens, sur ce point, d’avoir l’habitude de "ménager la chèvre et le chou". Sans doute est-il lui-même assez mal à l’aise avec la question du jugement. A quelques lignes de distance, il accuse ainsi les historiens de ne pas juger les responsables des événements tragiques de l’histoire   , pour rappeler aussitôt que "juger" n’entre pas dans leurs attributions   .

L’exorde réserve d’autres surprises. Claude Quétel semble y prendre ses distances avec "notre époque de repentance tous azimuts"   , mais estime que la France d’aujourd’hui aurait à se battre la coulpe pour la défaite de 1940. La première des raisons qu’il avance est assez confuse : "oui, c’est bien une impardonnable défaite que nous voulons raconter ici, car il y a décidément beaucoup à se faire pardonner puisque, d’une certaine façon, nous assumons tous cet héritage"   . Claude Quétel entend également justifier sa démarche en faisant observer que la France de 2010 présenterait les mêmes défauts que celle des années 1920-1930 : "[…] ce qui nous intéresse dans cette étude, ce sont les divers visages d’une France si insouciante et contente d’elle à son ordinaire mais si désemparée à l’heure des tempêtes, qu’on peut douter qu’elle ait fondamentalement changé"   . Ce livre serait-il à lire comme un essai dénonçant les impardonnables aveuglements de la France du début du XXIe siècle ?

La défaite de 1940 serait donc, non seulement impardonnable, mais bien inéluctable   . Le mot n’a pas "échappé" à Claude Quétel, puisque l’idée est développée tout au long des pages et clairement exprimée dans les dernières : "Loin de toute malchance, la défaite de la France était inévitable, imparable, obligée. Elle n’a été ni fortuite ni étrange. Ce fut une défaite annoncée, historiquement parlant, chaque année plus inexorablement – et ce dès 1918"   . Ici encore, les bras de l’historien en tombent, qui s’épuise à enseigner dans les amphithéâtres que l’histoire ne s’écrit jamais d’avance, qu’il n’existe aucune loi rendant un événement nécessaire, bref qui s’érige contre une téléologie de l’histoire.

La tentation étiologique

Dès lors que la thèse est posée – la défaite de 1940 était certaine depuis 1918 -, Claude Quétel en articule la démonstration en 13 chapitres, posant chaque étape de l’avènement de la tragédie. En ce sens, il se situe dans le sillon traditionnel des historiens qui cherchent d’abord des causes profondes, lointaines à cet événement. Il condamne "un armistice prématuré"   en 1918, un traité de paix manquant de sévérité à l’égard de l’Allemagne et n’assurant pas une authentique sécurité à la France, l’illusion de ses gouvernements successifs en face d’un vaincu qui "n’a jamais eu l’intention de payer"   et les insuffisances de la Société des Nations (SDN). Aux origines de l’écrasement militaire, l’auteur place également ce qu’il appelle les démons français de l’entre-deux-guerres, à savoir le briandisme et les haines politiques et sociales qui divisent les Français. A trop forcer la démonstration il en commet même des erreurs manifestes : ainsi lorsqu’il écrit, page 44, que le parti communiste français participa au Cartel des gauches en 1924. Le pacifisme des années 1920-1930 fait figure d’accusé principal pour expliquer la défaite de 1940, dans un chapitre intitulé "Les Français malades de la paix"   , où l’auteur oppose à raison une France pacifiste à une Allemagne qui n’a pas renoncé à son bellicisme. De manière assez classique se succède ensuite la liste des coups de force de Hitler, les échecs de la politique étrangère française et le ratage de l’alliance de revers avec l’URSS. Claude Quétel compare ensuite une armée française insuffisante et en retard aux forces militaires du Reich, dont la victoire représenterait un "triomphe de la volonté"   . Puis, toujours selon une logique binaire, il oppose l’Allemagne, qui entre dans la conflagration alors qu’elle y est prête, à une France qui fait sa "déclaration de guerre à reculons"   . Plutôt que d’intituler son chapitre concernant la période qui précède le déclenchement des opérations à l’ouest en reprenant l’expression de "Drôle de guerre", l’auteur utilise la dénomination allemande de Sitzkrieg (guerre assise). C’est le moment de rappeler combien cette période à démobilisé la troupe qui s’ennuyait dans ses cantonnements et comment le jeu parlementaire donnait à la France un gouvernement Reynaud très peu solide et divisé.

Le récit de la défaite intervient alors : le piège de l’attaque de la Belgique et des Pays-Bas, Sedan, le "coup de faucille"   , Dunkerque puis la rupture du front de la ligne Somme-Aisne. Il précède le chapitre sur la débâcle ; celle des populations de l’exode et celle du gouvernement, de Paris à Bordeaux. Les pages consacrées à Paul Reynaud et à son incapacité à maintenir la tradition républicaine de soumission du pouvoir militaire au politique sont parmi les meilleures du livre   . Mais l’auteur y peine à se départir de sa position de juge et qualifie la démission de Reynaud le 16 juin de "désertion"   . Il termine son ouvrage sur l’appel du 18 juin puis la signature des armistices avec l’Allemagne et  l’Italie.

Au fil des pages, le lecteur rencontre des erreurs ou inexactitudes qui ne sont pas minimes : Claude Quétel écrit que l’Italie ne récupéra aucune des terres irrédentes   au lendemain de la Grande Guerre, alors qu’elle eut le Trentin et l’Istrie ; il affirme que le gouvernement Daladier connut un "investissement"   au lieu d’une investiture. On est, en outre, en droit de se demander s’il était nécessaire de citer Houellebecq pour faire comprendre le poids du traumatisme de la Première Guerre mondiale sur les mentalités des années 1930  

Un essai historique aux arguments datés

En quelques pages   , Claude Quétel clôt son ouvrage par une synthèse sur les coupables de cette "impardonnable défaite". Après avoir cité Daladier, Reynaud, Gamelin, Pétain et Weygand, il achève en reprenant la thèse du complot, sans avancer d’autre argument qu’une bribe de conversation entendue, peu avant le conflit, à la table de ce même Weygand   .

Au final, l’auteur a bien sûr le droit de défendre alternativement la thèse d’une défaite inévitable, comme l’avait déjà fait Henri Amouroux   à destination du "grand public", il y a plus de trente ans, ou celle d’une trahison préméditée. Mais ce qui surprend, dans une démarche qui se veut scientifique, c’est la manière presque méprisante et désinvolte avec laquelle il s’en prend à l’historiographie la plus récente sur la défaite de 1940.

Les historiens français et étrangers ont en effet insisté ces dernières années sur les causes conjoncturelles, et surtout militaires, de la défaite, en revenant sur l’état des forces armées des deux camps ; ils intègrent désormais la contingence dans le déroulement des faits -l’historien britannique Alistair Horne les y avait invité dès 1969   - et récusent l’idée d’un effondrement nécessaire de la France, qui était déjà avancée par le régime de Vichy   . Un récent ouvrage a même pu qualifier cette défaite d’évitable, à rebours de l’approche déterministe de Claude Quétel   .
Ces récentes recherches remettent évidemment en cause le propos de Claude Quétel. On pouvait s’attendre à ce qu’il y réponde avec des arguments de qualité et s’engage dans une dispute historiographique passionnante. Mais il se contente de parler de "mode", de "goût d’une histoire à contre-pied", de "politically correct   » et de manier l’ironie   à l’égard des travaux qui gênent sa démonstration. C’est un peu court, et le lecteur en reste frustré.

Au final, le livre de Claude Quétel apparaît comme un essai plus que comme une œuvre scientifique ; on y lit l’exposé d’une opinion ; et d’une opinion qui pour convaincre s’appuie sur des connaissances scientifiques dont on peut légitimement dire qu’elles sont, à ce jour, dépassées