Un livre qui interroge avec beaucoup de finesse la mémoire du camp de Drancy.

On connaît le destin de la cité de la Muette à Drancy, cité-jardin devenue prison puis, sous le nom de “camp de transit”, antichambre des camps nazis. Des centaines de milliers de personnes ont été déportées à partir de Drancy, dont les neuf dixièmes des Juifs arrêtés en France. En dehors de quelques vestiges érigés en monuments peu satisfaisants, que reste-t-il du camp de Drancy aujourd’hui ? Pour éclairer notre rapport à cette histoire, Drancy, ou le travail d’oubli se propose de se pencher sur la question de la mémoire. L’ouvrage a été élaboré par celui qui a fait classer le lieu sur la liste des monuments et des sites à protéger, l’Américain William Betsch. Betsch a choisi d’interroger différentes mémoires : celles des habitants actuels d’abord, installés après la guerre dans ces lieux superficiellement réaménagés. La mémoire du lieu lui-même ensuite, avec sa vie contemporaine qui se déploie au milieu des traces du drame. Celle des survivants du camp enfin. Toutes ces mémoires, avec leurs lacunes et leurs inévitables réécritures, ont quelque chose de particulier à nous apprendre sur Drancy.
Qu’on ne s’attende donc pas à une description tatillonne du fonctionnement du camp. Ce livre n’est pas un ouvrage d’histoire proprement dit et les informations sont distillées au fil du texte. Il ne s’agit pas non plus d’un plaidoyer en forme de justification au classement de la cité. La méthode employée correspond à cet objet labile qu’est la mémoire, elle suit ses dédales et respecte son cheminement. Le livre consiste principalement en des photographies prises par l’auteur en 1999. Le propos a le ton subjectif d’une enquête, qui nous fait vivre la découverte du site par l’auteur. Cependant, il sait aussi laisser une bonne place à la parole de ceux qui connaissent Drancy aujourd’hui ou y sont passés autrefois.


Il apparaît tout de suite que les Drancéens vivent avec la mémoire de ce que fut leur cité, et ce malgré ce qu’une interprétation étroite du titre pourrait laisser croire. Les plus vieux se rappellent avoir ramassé, enfants, des messages lancés depuis les convois, et tous les habitants savent que l’avenue Barbusse était surnommée “couloir de la mort” : elle relie en effet la cité à la gare de Bobigny, d’où sont partis les trains pour Auschwitz. La mémoire prend des formes différentes, elle est tantôt atténuée sur le mode du mythe (Drancy devient alors une menace pour les enfants désobéissants !), tantôt d’une culpabilité à vif : le “travail” sur le souvenir est en cours. Jamais Betsch ne juge, mais il prend acte et rend compte d’une situation, comme lorsqu’il glisse, en petit et parmi d’autres images anciennes, un graffiti antisémite d’aujourd’hui.


L’absence de systématisme dans le propos lui confère toute sa puissance. L’organisation du livre est volontairement souple : images et photographies alternent sans le carcan rigide d’un sommaire thématique. Cette succession fait naître d’autres types de liens entre les différents éléments, de l’ordre des rappels visuels ou de la suggestion. De l’extérieur, la Muette ressemble à une cité comme les autres, avec ses arrêts de bus, ses jeunes qui font des acrobaties en scooter. Le bâti, qui ne correspond que partiellement au projet initial des architectes Beaudouin et Lods, est resté sensiblement le même que dans les années 1940. Dans l’ouvrage, des vues des environs des bâtiments sont mises en regard avec quelques images du camp pendant la guerre. On voit aussi beaucoup d’intérieurs d’aujourd’hui, qui nous parlent de leurs habitants. Une large place est accordée aux marques laissées par ceux qui sont passés par Drancy, et plus particulièrement aux inscriptions à la craie ou au crayon qu’ils ont tracées sur les murs. Figurent des noms et des dates, des messages, des étoiles de David et des prières en hébreu. Ces traces émouvantes sont celles de personnes parfois anonymes qui voulaient laisser un signe avant de disparaître, et elles voisinent avec des plaintes de SS qui ont été enfermés dans les mêmes geôles après l’armistice. De temps en temps, un détail insolite ou ironique vient rompre le fil du propos, comme cette décoration de restaurant qui ressemble à un assemblage surréaliste. L’ouvrage est aussi scandé par les réalisations poussiéreuses mais évocatrices du club de modélisme, qui rejouent à échelle miniature les épisodes héroïques de la guerre. Le livre mime son sujet et se présente lui aussi comme un vaste palimpseste sur lequel les paroles se superposent : le témoignage y cohabite avec des citations de presse des années 1940 ou des extraits du règlement du camp.


La force et délicatesse de ce livre qui se regarde autant qu’il se lit proviennent de son message polysémique. Des réseaux de signes partent dans des directions variées : sur une photo, un car de scolaires venus visiter les lieux porte la mention bariolée d’“évasion”, rappelant la tentative d’un groupe de détenus de faire évacuer le camp entier par un tunnel en 1943. Tout au long de l’ouvrage, Betsch évite soigneusement de renvoyer dos-à-dos les conditions de la déportation et celles de la misère d’aujourd’hui, deux situations qui ne peuvent être comparées mais qui coexistent d’une certaine façon à Drancy. L’auteur questionne une continuité historique sans donner de réponse rigide : c’est encore une manière de comprendre un drame que de regarder comment la société s’est reconstruite après lui