Seule la forme de l’Abécédaire convient à la rage et à l’érudition de J.-F. Kahn, ce Bakounine médiatique qui mêle ici le talent et la pose.

Jean-François Kahn aurait du naître au XIXe siècle.

Il écrit, il s’engage, il polémique, il accuse, il admoneste, il adjure, il dénonce. Il se prend tour à tour pour Hugo (le sublime, l’universel et le pathos), Zola (le naturalisme et l’engagement), Dumas (le flux ininterrompu, l’excès, la gourmandise), Bloy (le mépris des bourgeois, des critiques et des tièdes), Huysmans (le goût des turpitudes et des poses esthétiques), Michelet (cet art de recomposer l’histoire en un récit fondateur), Elisée Reclus (l’érudition et les tendances anarchistes), et tant d’autres : Blanqui, Garibaldi, Bakounine, Kropotkine, Fourier, Proudhon...

Comme ses maîtres il est à la fois sublime, généreux, cabot, gourmand, agaçant, pédant, didactique, érudit, poétique, trivial, comique, écrivain, journaliste, entrepreneur, colérique, attendrissant, puits de science, donneur de leçons, conscience morale, rebelle, poseur, prétentieux, maladroit, incisif, lumineux, informé, fatiguant. Et s’il viole parfois les faits, il les connaît, lui, au moins, et les enfants qu’il leur fait seront de robustes centenaires.

Il n’est même pas certain qu’il n’ait pas le talent de ses maîtres : c’est l’époque qui ne se prête plus à ces hommes, et qui sait ce qu’il serait devenu s’il les avait fréquentés à l’Assemblée et dans les cafés et salons parisiens.

Jean-François Kahn ne sait plus par où commencer sa révolte, qui embarque dans un même mouvement le politiquement correct, Sarkozy, le FMI, Jospin, les socialistes, les journalistes, les patrons, les syndicats, le conformisme, la bêtise, l’ignorance, la lâcheté et tant d’autres veuleries.

Rien d’étonnant alors à ce qu’après avoir proposé, en 2005, son Dictionnaire incorrect, il récidive aujourd’hui avec son Abécédaire mal pensant. Quelques centaines d’entrées, permettant à ce centaure de passer de "couilles" à "Zeus", de "Jospin" à "Irak", de "Buffon" à "Hypermarché" et de déverser ses convictions.

Suivant les entrées, l’Abécédaire nous propose des calembours de petit niveau ("Navet : légume de série B"), des "blagues de toto" ("Saint Michel : personnage céleste extrêmement utile car il nous protège des dragons. Il n’y a plus de dragons ? Cela prouve bien son utilité et son efficacité."), des aphorismes moralistes ("Dévergondée : expression qui témoigne de vieux préjugés. On dit aujourd’hui "femme libre". En revanche, un journaliste libre apparaît aujourd’hui très dévergondé."), d’improbables biographies (Francisco Vicomercato 1500-1570, Ludwig Büchner 1824-1899, Auguste Viesse de Marmont 1774-1852), des morceaux de bravoure (les pages sur Jeanne d’Arc nous proposent une improbable relecture de Jeanne et ses mythes), de grandes leçons d’histoire (le cours sur la responsabilité de l’Occident dans l’émergence de l’islamisme), des projets de réforme fiscale, des esquisses de sociologie électorale, des dénonciations d’injustices, des analyses personnelles sur 1956, Mitterrand, des vacheries aux confrères, de petites bouffées d’autosatisfaction, des précisions scientifiques…

Disons-le tout de suite, on se serait passé de certains calembours. Disons-le aussi, le côté "victime du conformisme", "je prêche comme Saint-Jean Baptiste dans le désert" est l’aspect le plus agaçant du livre. Jean-François Kahn ne s’en tire pas si mal dans le paysage médiatique français, Marianne n’est pas censuré, personne ne lui jette de pierres ni de tartes à la crème. Et puis ses révélations ne sont pas fulgurantes non plus pour qui fait l’effort de rester un peu informé. Il y a là un insupportable cabotinage.

C’est simplement la pensée d’un esprit libre, érudit, corrosif et courageux, qui sait lire ce qui est en général dans la presse et dans les blogs et qui le dit sans l’enrobage habituel. C’est simplement cela et ce n’est pas si mal. Il n’y a pas aujourd’hui tant d’érudits, de libres-penseurs et d’esprits provocants dans le paysage littéraire ou médiatique. Il n’y a pas tant d’idées neuves et plus tellement de presse d’opinion. Il n’y a pas tant d’hommes du XIXe siècle, à gesticuler pour casser les murs d’écrans et essayer d’y exister comme des hommes. On en voudrait bien une douzaine, des JFK.

Alors, à Noël, plutôt que d’acheter le dernier prix littéraire à votre vielle tante, achetez-lui plutôt l’Abécédaire. Elle y apprendra forcément quelque chose et vous pourrez feuilleter un livre quand vous passerez la voir.


--
Crédit photo : Fr@ncois / Flickr