Histoire d’un homme, d’une famille et du Sénat, les Mémoires du Vieux Lion, Ted Kennedy, font ressurgir près de cinquante années de vie politique américaine.

Pour la première fois depuis 1952, aucun Kennedy ne se présentera aux prochaines élections législatives. Au Sénat, Edward "Teddy" More Kennedy s’est éteint le 25 août 2009 des suites d’un cancer du cerveau. A la Chambre des Représentants, son fils Patrick a annoncé en février son retrait de la vie politique américaine. Une ère s’achève, celle de trois générations de Kennedy, aux idéaux généreux et à la vie chaotique. Leur legs ? Une "nouvelle frontière" à atteindre, un engagement réformiste constamment réaffirmé, mais aussi des scandales en nombre. Si John et Robert Kennedy incarnaient une promesse, il restait au dernier rejeton de la famille, Ted, à l’incarner. Le seul qui ne soit pas mort tragiquement est ainsi devenu, depuis son poste de sénateur, le gardien de la vision et de la mémoire de ses deux frères.

Se sachant condamné, Ted Kennedy a tenu à finir ses Mémoires rapidement grâce aux notes prises et aux journaux tenus durant sa vie politique   . Tout à la fois recueil de souvenirs, hommage à sa famille et testament politique, elles redonnent vie à l’une des icônes du Parti démocrate. Seul parmi les quatre frères à s’être livré à l’exercice autobiographique, il parle au nom d’eux tous, insérant son parcours particulier dans le sillage des espoirs portés par ses aînés. Ted est à la fois homme, et Kennedy : individu particulier et membre d’un clan. En ce sens, il ne voulait pas laisser l’histoire des Kennedy aux seules mains des biographes et des journalistes. Car ces Mémoires se veulent aussi un guide d’interprétation et de compréhension de cette "famille royale américaine" qui génère une curiosité toujours renouvelée de la part du grand public. En dépit d’un style littéraire parfois scolaire, l’intérêt est donc triple : mieux connaître l’œuvre et la vie parfois tourmentée du benjamin de la fratrie, et au-delà, s’immerger dans la grandeur et la tragédie des Kennedy mais aussi s’imprégner des us et coutumes du Sénat, ce pilier de la démocratie à l’américaine.

Une vie dans l'ombre de ses frères

Neuvième fils de Joseph Kennedy et quatrième garçon après Joe Jr., John ("Jack") et Robert ("Bobby"), Edward Kennedy naît en 1932 au cœur de la Dépression dans l’une des plus riches familles américaines de la côte Est, aux multiples connexions économiques et politiques   . Fréquentant le grand monde dès ses plus jeunes années (il reçoit ainsi sa confirmation du pape Pie XII), Ted suit la voie tracée par ses aînés : les écoles privées, l’armée (deux années passées en France) puis l’université (Harvard). La politique le rattrape à son retour aux Etats-Unis, lorsque son frère John lui demande de diriger la campagne pour sa réélection au poste de sénateur de l’Etat du Massachusetts (1958). Brûlant à son tour les étapes, il récupère en 1962 à tout juste trente ans (la limite d’âge pour être sénateur) l’ancien siège de son frère au terme d’une campagne virulente. Il le gardera sans interruption pendant 46 ans.

A l’apogée du début des années 1960 – John occupe la présidence, Robert le ministère de la Justice et Ted les bancs du Sénat –, succède la tragédie pour une famille déjà meurtrie par le décès de Joe Jr. (1944) et de Kathleen (1948). JFK est assassiné à Dallas en 1963 et Robert à Los Angeles en 1968, alors qu’il concourrait dans les primaires démocrates à l’élection présidentielle. Ted lui-même échappe de peu à un accident d’avion (1964) qui tue deux de ses acolytes. Commence alors une lente descente aux enfers marquée par l’alcool, les femmes et le scandale qui arrive en 1969 sur l’île de Chappaquiddick (Massachusetts). Revenant en voiture d’une soirée arrosée en galante compagnie, il manque un virage, quitte la route et finit à la mer. Il réussit à s’extraire de l’habitacle sans pouvoir sauver sa passagère, mais tarde à prévenir la police. Les médias s’emparent de l’affaire - soupçonnant (à tort sans doute) l’adultère et le délit de fuite – ce qui compromit à jamais ses chances de gagner des élections nationales. Ted Kennedy reste très pudique sur ses années de dandysme, d’alcool et de débauche. S’il répond à quelques rumeurs persistantes, il ne les détaille guère. Il reconnaît les faits, admet des écarts, mais telle n’est pas l’image qu’il souhaite léguer à la postérité.

La rédemption viendra une dizaine d’années plus tard, à la suite d’une candidature ratée à l’investiture démocrate à l’élection présidentielle de 1980. Ted Kennedy y affronte Jimmy Carter, l’attaquant sur sa gauche, lui reprochant son pessimisme, ses réformes oubliées (en particulier celles concernant l’assurance maladie) et sa gestion désastreuse de la politique étrangère. Au terme d’une campagne bâclée, il est vaincu par le président sortant. La défaite le convainc de se consacrer à plein à son travail de sénateur, de défendre les idéaux de ses frères attaqués par Ronald Reagan et d’incarner le visage progressiste d’un parti démocrate en pleine déconfiture. Il avait déjà, au cours des années 1970, mené le combat en faveur du droit de vote à dix-huit ans, de l’abolition de la conscription ou de la dérégulation des industries aériennes. Il s’intéresse désormais aux droits civiques menacés par la nouvelle administration, aux droits des handicapés   , à l’éducation   , à l’immigration clandestine   , et surtout à la santé (la "cause de [sa] vie") en soutenant sans faille Bill et Hillary Clinton dans leur vaine tentative de réforme du système (1994) et en promouvant en 1997 une loi accordant aux enfants issus des familles des travailleurs pauvres une assurance santé   . Par son activité inlassable, par son approche bipartisane des problèmes politiques et par son réalisme (mieux vaut un accord a minima que pas d’accord du tout), Ted Kennedy est devenu "l’un des sénateurs les plus remarquables de la nation", selon les mots de Barack Obama, et l’un des législateurs les plus prolifiques de l’histoire américaine. Il a su transcrire en loi les idéaux de la fratrie Kennedy et inscrire dans le marbre cette "nouvelle frontière des années 1960" au service des exclus du rêve américain.

Le "Vieux Lion" a vécu sa dernière jeunesse lors de l’élection présidentielle de 2008. Ayant trouvé en Barack Obama le digne successeur de ses frères, il s’est investi comme jamais dans les primaires, enchaînant les meetings, retrouvant le goût des foules et la ferveur d’une campagne électorale. Malade et affaibli, il a tenu à participer, chancelant, à la convention démocrate de Denver en août 2008 puis à voter en faveur des premiers projets de loi tentant de réformer le système de santé américain. Il s’est éteint sans voir son rêve se concrétiser. 

Le fonctionnement d'un clan

Mémoires d’un homme, cet ouvrage est aussi celui d’un clan, les Kennedy. Ted nous fait traverser leur enfance dorée et leurs passions (dont la principale, la voile), leurs ambitions et leur soif de réussite. Benjamin de la famille, il a bénéficié du soutien et de l’affection de ses frères et sœurs, qui pallient l’autoritarisme d’un père parfois distant. John, en particulier, qui fut son "mentor, [son] protecteur, [son] conseiller avisé, et [son] ami fidèle". D’où le chagrin qui le prit après leur disparition tragique ; d’où également l’émotion qui empreint ses souvenirs de famille et ses réminiscences d’une compétition toujours vive, mais bon enfant, entre eux – peut-être la partie la plus intéressante de ces Mémoires, en ce qu’elles décrivent de manière très personnelle une enfance atypique à Hyannis Port et qu’elles donnent un point de vue "familial" sur une histoire déjà maintes fois contée.

Cette cohésion dans l’enfance, cette union respectueuse autour du patriarche Joe Sr. se retrouve plus tard, dans les années 1960. Si l’on en juge par ces Mémoires, les Kennedy furent bien une famille unie dans un seul but : la conquête du pouvoir. Les premières campagnes électorales se font en famille : John se présente aux élections (sénatoriales puis présidentielles), le père décide des slogans, Bobby organise la stratégie et le benjamin Ted est chargé de récolter des voix à Boston ou dans l’Ouest américain. Et lorsqu’il faut séduire les démocrates du Wisconsin, Etat indécis et clé de la primaire de 1960, tous s’y mettent : le père, la mère, les frères et les sœurs font le déplacement, quadrillant l’Etat et serrant des milliers de mains. En 1968 encore, Ted épaule Robert lors des primaires et met à son service ses réseaux sénatoriaux. Car la politique, chez les Kennedy, est une affaire de famille. La défaite de l’un est celle des autres. Mais l’entraide est permanente et l’appui sans faille, qu’il soit électoral ou affectif. Et lorsque la tragédie touche ses aînés, c’est à Ted qu’il revient d’incarner l’optimisme de Jack et l’idéalisme de Bobby, de reprendre la lutte en leur nom tout en se faisant un prénom. En gardien vigilant de la mémoire de ses frères, Ted ne s’épanche pas sur leur vie privée, pourtant tumultueuse. Le lecteur avide de détails croustillants sur les amours de John et de Marilyn ou de Robert et Jackie devra donc puiser dans les milliers d’ouvrages plus ou moins véridiques traitant du sujet. Il n’y aura sans doute jamais de "vérité officielle" à ce propos. 

Du fait de sa longévité politique et de son engagement, Edward Kennedy est ainsi un témoin privilégié de la démocratisation des Etats-Unis, de ses grandes heures comme de ses périodes sombres (Vietnam, Watergate, Irak…). Ses Mémoires nous introduisent au cœur du maelström politique américain – on peut d’ailleurs les lire comme un témoignage d’amour envers un Sénat américain qui lui inspire toujours une sorte de vénération    et dont il connaît – et décrit – les complexes rouages. Elles nous projettent également au cœur du destin d’une famille, et ce grâce au plus improbable des frères Kennedy. Avec sa mort, c’est bien toute une page de l’histoire politique américaine qui vient de se tourner