Une plongée au cœur des problèmes doctrinaux du début du Ve siècle tout autant qu’un portrait du quotidien de deux insignes "vieillards", saint Jérôme et saint Augustin.

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

"Jamais à quiconque aussi clairement qu’à moi n’est apparue la calme joie que te procurent des études sur le Seigneur ainsi que ton activité proprement intellectuelle. Aussi, bien que je brûle du très vif désir de te connaître, ce qui me fait défaut n’est malgré tout qu’une minime part de toi-même ; je veux bien sûr parler de ta présence physique"   . C’est sûrement   par ces mots d’Augustin, écrits en 394/95, que commence la longue et fructueuse correspondance entre deux monuments de l’histoire de l’Église, de l’Antiquité et de la pensée occidentale : saint Augustin (354-430) et saint Jérôme (c. 340/47-420), deux des quatre Pères (au sens strict) de l’Église occidentale   ). De fait, leur relation n’a été qu’épistolaire, ce qui ajoute à la valeur de leur correspondance parue aux éditions Belles Lettres et J.-P. Migne. Le texte est présenté en latin, traduit et annoté par Carole Fry, chargée d'enseignement de langue et littérature latines à l’Université de Genève.

 

Une correspondance aux intérêts scientifiques multiples

 

Cet échange – qui dure plus d’une vingtaine d’années – intéresse plusieurs domaines de la connaissance : les sciences humaines (histoire, sociologie), les lettres classiques et la théologie bien sûr. Il s’avère de plus utile tant pour la petite que la grande Histoire, puisqu’il représente une mine d’informations sur de nombreux points : portraits des deux protagonistes, des controverses ecclésiologiques de leur temps, chronologie des événements de l’Empire romain, témoignage à la fois du quotidien de tous les hommes de l’Antiquité – en ce qui concerne notamment les déplacements des hommes et des lettres – tout comme de la vie d’une frange restreinte de la société romaine (les élites essentiellement) et de sa culture.

 

Ces horizons multiples constituent sans doute l’une des difficultés à éditer cette correspondance. De fait, si Carole Fry n’a pas voulu sacrifier aux détails historiques – avec notamment un souci constant d’exposer toutes les données dont nous disposons pour la datation de toutes les lettres – elle a "préféré mener sa tâche vers des régions linguistiques", "[mettant] l’accent sur l’analyse des modes de pensée de Jérôme et d’Augustin" (p. XI), et renvoyant par là le lecteur à des ouvrages étrangers pour les données historiques ou théologiques. Le travail est scientifique et très pointu, comme en témoignent les notes de bas de page abondantes et fouillées, mais la présentation a été conçue pour être abordable : Carole Fry n’a pas établi le texte (elle reprend celui de Hilberg   ) ce qui allège le volume des longs développements concernant la présentation des manuscrits et de l’apparat critique ; la bibliographie est réduite aux principaux titres    ; enfin les index et le guide de lecture sont des outils très pratiques pour manier ce gros volume. On signalera toutefois que l’introduction est parfois assez ardue, l’auteur avouant elle-même user d’un style qui ne va pas à la simplicité (p. XIII)…

 

Le moine contre l’évêque ?

 

Il s’agit donc de faire revivre l’univers de Jérôme, moine à Bethléem (après 385) et d’Augustin, évêque d’Hippone (à partir de 395). Le premier a donc le privilège de l’âge, le second celui de l’autorité ecclésiastique. L’un possède une grande érudition et maîtrise notamment le grec et l’hébreu, l’autre – qui n’a jamais quitté l’Occident romain – ne lit que le latin mais réfléchit de manière plus originale et indépendante. La lecture des lettres atteste de leurs différences de caractère : à l’émotivité du moine s’oppose la douceur de l’évêque. Leurs rapports ne furent du reste pas toujours de tout repos, parfois assez éloignés d’une relation de fraternité chaleureuse comme on pourrait s’y attendre entre ces deux autorités chrétiennes. Et ce, notamment à cause des humeurs de Jérôme, visibles par exemple dans sa Lettre 112   , 2, 1 et 3, 2 : "Loin de moi d’oser toucher quoi que ce soit des livres de ta Béatitude. Surveiller les miens suffit assez à ma peine pour que je me dispense d’écheniller ceux d’autrui. D’ailleurs, ta Sagacité sait parfaitement que chacun abonde dans son propre sens et que ce n’est qu’infantile prétention que de se comporter selon l’habitude des petits jeunes d’autrefois et de chercher à illustrer son nom en s’en prenant à des personnages illustres. (…) 2, 2 : Il ne te reste qu’à aimer celui qui t’aime et, à l’exercice sur le terrain de l’Écriture, te garder de faire le jeunot qui provoque plus âgé que lui. (…) Bien que provoqué, je n’ai pas voulu répondre, et je ne veux pas croire que c’est de toi que vient ce que je critiquerais sans doute de la part d’un autre". Par cette réplique qui l’assimilait à un vieillard paisible attaqué par un jeune homme prétentieux que serait Augustin, Jérôme tente de couper court aux reproches émis par le docteur d’Hippone sur son exégèse de Galates 2, 11-14. On se limitera à en exposer l’idée principale : Jérôme affirme que l’apôtre Paul dans son épître aux Galates fait un récit différent de ce qui s’est passé en réalité. Et ceci est proprement impensable pour Augustin. Il écrit ainsi sans sa Lettre 28 : "Il me semble (…) extrêmement ruineux de croire qu’il puisse se trouver quelque mensonge dans les livres saints (…). En effet, si l’on admet ne serait-ce même qu’une seule fois, en un tel sommet d’autorité, la présence d’un mensonge utile, alors il ne subsistera pas la plus petite parcelle de ces livres qui ne sera soumise, selon le bon vouloir de celui que déroutera telle difficulté morale ou tel obstacle à la foi, à cette même règle ruineuse du mensonge d’auteur commis par prudence ou par utilitarisme". En clair, un seul mensonge dans les Écritures saintes ruinerait l’autorité de l’ensemble, comme un peu de levain fait lever toute la pâte pour reprendre une image biblique bien connue. Un argument simple et efficace que Jérôme refuse pourtant d’entendre et plutôt que d’argumenter théologiquement, il préfère comme nous l’avons vu dans sa Lettre 112, invoquer son autorité reconnue, ne voyant en Augustin qu’un jeune homme cherchant la "gloriole auprès des fidèles" en se "gonflant aux dépens" de Jérôme (Lettre 105, 2, 1). Si bien qu’Augustin attendra près de 9 ans avant d’obtenir une réponse à sa première lettre   … On pourrait le déplorer mais il faudrait plutôt s’en réjouir si l’on se rallie au jugement de Pierre de Labriolle sur Jérôme : "[L’]imagination ardente [de saint Jérôme], ses passions fougueuses quoique disciplinées, sa nature violente et éruptive le rattachent de toutes parts à l’humanité réelle. Il est profondément humain…"   .

 

Un même intérêt dans la défense de l’orthodoxie.

 

Il serait pourtant complètement erroné et pour tout dire absurde de réduire la correspondance de Jérôme et Augustin à une "correspondance-pugilat"   . Si chacun a bien entendu ses "billets d’humeur", ils s’estiment et se respectent profondément, et ont volontiers recours l’un à l’autre dans les domaines où ils ne se reconnaissent pas compétents. Ainsi, Augustin, bien qu’il critique le recours de Jérôme au texte hébreu de l’Ancien Testament plutôt qu’à la seule Septante pour sa traduction de la Bible en latin, est heureux de pouvoir s’appuyer sur lui pour avoir accès aux Pères grecs. Jérôme, qui a peut-être été jaloux des relations épistolaires d’Augustin avec certains membres de l’aristocratie romaine, n’hésite pourtant pas à recommander à Marcellinus, haut fonctionnaire de l’Empire romain, de s’adresser à Augustin qui saura mieux que lui répondre aux questions qu’il se pose sur l’origine des âmes (Lettre 126).

 

Surtout, Augustin et Jérôme apparaissent plus unis que jamais à partir de la Lettre 166 d’Augustin, qui arrive en Terre Sainte en 415 et inaugure la deuxième partie de la correspondance (415-419/420) entre les deux saints, toute entière vouée au combat contre l’hérésie pélagienne. Après un silence de près de 10 ans   , l’échange épistolaire sera intense et soutenu entre les deux "champions de la foi" catholique face à Pélage et ses fidèles. Ceux-ci sont convaincus que l’homme possède en lui les moyens de son salut, pouvant dès lors être parfait en ce bas monde – confessant ainsi ce qu’on pourrait appeler une sotériologie du libre-arbitre et non de la grâce. Jérôme et Augustin sont dès lors unis face à un ennemi commun et la collaboration entre les deux plus grands esprits de cette époque ne sera pas de trop pour venir à bout des partisans de Pélage. Le ton s’apaise et se veut même enjoué par exemple quand Jérôme reconnaît qu’Augustin est l’adversaire le plus efficace du pélagianisme : "Bravo à toi, qui es célébré sur l’entier de la terre ! Les catholiques te vénèrent et te reçoivent comme le nouveau fondateur de l’antique foi, et – ce qui est le signe d’une encore plus grande gloire – les hérétiques te détestent tous" (Lettre 141, 2) ce qui ne l’empêche pas de s’inclure, de façon méritée, dans le compliment : "et me poursuivent d’une toute semblable haine" !

 

De la tentation de s’arrêter aux conflits.

 

Certes, la relation entre Jérôme et Augustin n’a pas toujours été au beau fixe. Peut-on pour autant dire que "Jérôme et Augustin ne se sont pas aimés" (p. IX) ? Il me semble que ce serait un raccourci, et pour tout dire une réinterprétation et une déformation de la réalité. Surtout, cela ne constitue aucunement l’intérêt de cette si riche correspondance… Il serait si facile de tomber dans la "peopolisation" et de ne rechercher que des signes de tension voire d’inimitié – en bref tout ce qui serait "croustillant" – entre deux personnages qu’il s’agirait de déconstruire. Mais cela ferait passer à côté de l’essentiel : l’enrichissement qu’apportera au lecteur la plongée dans ces textes anciens écrits par les plus grands esprits de l’époque. Il ne faut d’ailleurs pas hésiter à avoir recours au texte latin – à "revenir aux sources" comme y pousse cette collection bien pratique – afin de toujours mieux comprendre les auteurs et revivre leur univers. D’autant plus qu’il nous semble que la traduction s’éloigne parfois un peu du texte, ce qui peut dans certains cas forcer le trait, voire créer de toutes pièces dans l’esprit du lecteur l’impression d’un conflit de personne, par exemple   .

 

On ne peut néanmoins que saluer l’énorme travail effectué ici, qui met à la portée de tous un trésor d’érudition, de théologie, d’histoire et de littérature où chacun peut donc trouver son compte. Et bien que plus de 1500 ans nous séparent de Jérôme et d’Augustin, ils peuvent nous paraître pourtant si proches dans leur rapport à l’autre, dans leur souci d’exactitude de l’information, ou bien tout simplement dans leur rapport au temps qui passe.