Une tentative de réflexion intéressante mais surtout un ouvrage hybride et difficile à évaluer, truffé aussi bien de termes techniques qui le rendent inaccessible au grand public que de généralisations parfois abusives susceptibles de rebuter les spécialistes.
 

Cette traduction d’un ouvrage dont la première édition remonte à 1992 intéressera notamment ceux qui ont pu assister aux conférences de la première Chaire du Louvre organisée l’année dernière, ou lire l’ouvrage qui en est issu, intitulé L’Egypte ancienne, entre mémoire et science    . Dans la continuité de son étude de 1992, l’égyptologue, archéologue et historien des religions allemand Jan Assman a ouvert en effet sa série de conférences par la reprise du concept de "mémoire culturelle" et en rappelant la particularité de la mémoire culturelle occidentale, qui "[regarde] vers une profondeur temporelle à deux niveaux"   : ainsi, la Renaissance européenne s’est effectuée sur la base d’une redécouverte de l’Antiquité gréco-latine, qui était elle-même fascinée par la profondeur historique de la culture égyptienne.

Une histoire inspirée par la sociologie

Pour ceux qui s’intéressent de près à ces questions et à la pensée de Jan Assman, il ne sera donc pas inutile de lire l’introduction du livre du Louvre avant même de commencer La mémoire culturelle. Cela permet avant tout de mesurer l’extrême cohérence de cet auteur qui poursuit toujours les mêmes thèmes d’étude, mais aussi de mieux cerner les problèmes que pose sa démarche. S’inspirant en effet de l’œuvre du sociologue français Maurice Halbwachs (1877 – 1945), Assman se pose comme objectif d’en reprendre et d’en étendre la thèse centrale, à savoir que la mémoire n’est pas naturelle mais "dépend de présupposés sociaux"   . Ainsi, la collectivité façonne les souvenirs, donc l’identité de l’individu, ce qui lui permet également de se maintenir en tant que groupe solidaire. A partir de la notion de "mémoire collective" forgée par Halbwachs, Jan Assman souhaite fonder celle de "mémoire culturelle", c’est-à-dire élargir la théorie de Halbwachs "à la culture en tant que système extrêmement complexe, englobant des mémoires et des groupes multiples"   . Ce qui pose d’emblée un problème considérable, car il ne précise jamais véritablement à quel type de collectivité il fait porter son analyse, se bornant à des termes vagues comme "groupe" ou "communauté". Or, il semble que les processus de construction de la mémoire et de l’identité collective ne sont pas identiques et n’ont pas les mêmes effets selon qu’ils se produisent dans un Etat tel que l’Egypte ancienne, dans une communauté religieuse comme Israël ou dans une collectivité encore plus vague désignée sous le nom de "cultures du cunéiforme"   . Aussi, le présupposé de Jan Assman le conduit à formuler bon nombre de généralités peu convaincantes ou justes mais rebattues, telles que "Toutes les communautés vivent certes sous l’emprise d’histoires fondatrices qui ordonnent et orientent leurs actes, selon le principe qualifié par nous de 'mythomoteur'"   .

Cette dernière citation manifeste clairement ce qui semble être l’objectif de l’ouvrage : théoriser à l’aide de concepts nouveaux des phénomènes déjà amplement étudiés. Toute la première partie du livre est consacrée aux "Fondements théoriques" de la réflexion de l’auteur ; la laissant aux spécialistes de l’anthropologie sociale, le simple lecteur de bonne volonté pourra privilégier la seconde partie, consacrée aux "Etudes de cas" où la présence de références concrètes rend le propos plus accessible et convaincant, bien que la théorie y occupe encore une large part. Il serait impossible de détailler ici toutes les distinctions conceptuelles qui surgissent presque à chaque page, telles que la différence entre solidarisation "contrastive" et "antagonique" ou bien entre "événement charismatique", lui-même divisé entre événement "historique" et "naturel", et "histoire charismatique", ainsi que les notions de "période axiale", de "forme renforcée", de "structure limitique" ou d’"hypolepse" ; à ce titre, la réflexion de Jan Assman apparaît beaucoup plus riche lorsqu’elle s’applique à des termes plus courants dont nous ne pensons pas toujours à préciser le sens, par exemple la différence entre la divination pratiquée en Mésopotamie puis à Rome notamment, qui présuppose que la volonté divine façonne le cours des choses et que cette volonté peut elle-même être influencée dans un sens ou dans l’autre, et la magie plus abondamment pratiquée en Egypte ancienne, où la volonté des dieux est associée à la régularité de la bonne marche du monde, les rites magiques ayant alors pour fonction de repousser ce qui pourrait lui porter atteinte. Mais, comme souvent au cours de l’ouvrage, au lieu d’approfondir cette distinction intéressante, l’auteur se laisse prendre à la tentation des formules élégantes et veut résumer son analyse à la phrase "l’Egypte sémiotise la règle et la Mésopotamie sémiotise l’exception"   , dont on avouera qu’il est difficile de préciser le sens exact.

Les communautés antiques et leurs traditions

Il n’est donc pas évident, sous cette accumulation de termes spécialisés, de retrouver la thèse principale de l’ouvrage, qui semble être la suivante : toute société est cimentée par une "structure connective"   , qui comme son nom l’indique a pour but de maintenir le lien existant entre ses différents membres, dans une dimension à la fois synchronique et diachronique. Le terme de "tradition" est souvent employé pour désigner ce processus de transmission qui permet à la communauté de se perpétuer. Mais, à partir du moment où cette transmission est assurée par l’écriture et non plus par des rites, où l’on peut donc parler de continuité "textuelle" et non plus "rituelle", le processus se complexifie, car il y a alors possibilité d’opérer une sélection parmi les éléments à préserver, étant donné qu’il est impossible de tout noter et mettre par écrit : l’auteur privilégie donc le terme de "mémoire culturelle" pour désigner ce processus, afin d’insister sur le fait que dans la formation de cette mémoire identitaire, l’oubli et la sélection jouent un rôle presque aussi essentiel que la préservation. Il y a alors formation d’un "canon", c’est-à-dire d’un ensemble codifié de règles et de normes qui devient la référence de la communauté ; l’écriture joue par conséquent un rôle déterminant dans la formation de l’identité collective.

L’examen des exemples (Egypte ancienne, Israël, cultures du cunéiforme et Grèce ancienne) permet cependant de nuancer ce schéma, en montrant que les différentes modalités d’utilisation de l’écriture, et les circonstances dans lesquelles la production écrite est accomplie, ont des conséquences majeures sur l’avenir de cette mémoire. "L’élément décisif, c’est la manière dont s’ancrent socialement l’écriture, le maniement des textes et du sens fixé par écrit, l’art de se référer aux textes fondateurs, qui nécessite tant de préalables. Ce n’est pas l’usage de l’écriture qui est déterminant, mais la mnémotechnie culturelle."   .

Les apports grecs, égyptiens et hébraïques

Ainsi, il est en effet intéressant de constater que, alors que dès le Ve siècle avant notre ère les Grecs admirent les Egyptiens pour avoir conservé la trace de leur histoire jusqu’à des temps immémoriaux, notamment par leurs listes de rois,   , aujourd’hui nous sommes beaucoup plus proches de la culture grecque que de la culture égyptienne qui nous apparaît comme définitivement étrangère. Ce qui a permis à la culture grecque classique de se transmettre et de se prolonger jusqu’à nous, c’est la constitution de l’écriture comme "espace libre dans lequel ni un souverain ni un dieu ne font entendre leurs instructions"   , à l’inverse de l’Egypte tardive où l’écriture est assimilée à la sphère religieuse et où le temple tient lieu de livre. La Grèce a donc laissé dans son corpus écrit une part de liberté d’interprétation possible, qui lui a permis de se maintenir jusqu’à nous, tandis que l’Egypte s’est plutôt maintenue dans une forme de continuité rituelle qui rend sa culture moins accessible. Mais, si l’auteur signale bien que ce repli est dû à la volonté de préserver une forme d’identité propre face à la domination gréco-romaine, cela demeure une simple allusion, alors que le sous-titre de l’ouvrage, Ecriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, pourrait nous laisser attendre une analyse plus détaillée des formes d’opposition politique. On peut faire la même remarque au sujet de l’analyse de la mémoire culturelle hébraïque : "De même que l’Etat est le grand apport que nous devons à l’Egypte, la religion est le grand apport que nous devons à Israël"   . Il semble exact en effet que la constitution de la religion comme sphère à part, comme socle propre d’une identité en dehors de toute structure étatique, soit le fait de l’Ancien Testament. Mais, pour étayer cette thèse, Assman s’appuie sur la théorie de l’historien américain Morton Smith selon lequel ce serait "un groupe de dissidents peu nombreux au départ, le mouvement "Iahvé seul", qui aurait été le support de la religion monothéiste" ; jusqu’au VIIe siècle avant notre ère, Israël aurait donc été polythéiste, ce qui paraît tout de même une reconstruction historique assez hasardeuse.

L’ouvrage de Jan Assman donc, s’il comporte des aperçus intéressants, décevra certainement les historiens qui s’attendent à un exposé méthodique et argumenté. Il s’agit davantage d’un essai sur la formation de l’identité collective, qui demande une connaissance très précise de chacune des civilisations abordées pour être évalué à sa juste valeur. C’est peut-être à cela qu’est dû le succès de cet auteur: en se piquant d'interdisciplinarité et de pluralité des exemples, il ne peut viser l'exhaustivité et rend difficile toute critique sur le fond.