Souvenirs d’un chef de la sûreté parisienne à la fin du XIXème siècle

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

"Rien que ressemble à un drame de la jalousie d’il y a mille ans comme un "drame de la jalousie" lu ce matin dans le journal". Ce constat d’une éternité du crime, que formulait Georges Auclair en 1970, a de quoi décourager apparemment les curiosités historiennes qui pourraient s’attacher aux mémoires de Marie-François Goron, dont les éditions André Versaille viennent de republier la partie consacrée aux meurtres passionnels. Gageons qu’un sondage qui poserait cette seule et étonnante question : "pensez-vous que les crimes d’amour soient très différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient il y a cent ans ?" dégagerait une nette majorité de réponses négatives. C’est qu’en matière d’enquête d’opinion comme de recherche historique, les questions conditionnent les résultats. Qu’on reformule les termes du sondage imaginaire comme suit : "diriez-vous que la violence criminelle a changé de forme au cours des cent dernières années ?" et la masse des "oui" l’emporterait sur celle des "non"…

Quand le crime devient objet d’histoire

Au début des années 1980, l’historienne Michelle Perrot invitait ainsi ses collègues historiens à interroger la réalité du meurtre comme invariant anthropologique. Les "singularités successives [du crime], l’évolution de sa mise en scène, la modification de la physionomie" de son auteur et "la nature des liens d’attirance et de répulsion qu’il noue avec le public" lui paraissaient être des objets d’histoire   . L’histoire des crimes et des délits se présentait à l’époque comme une friche historiographique. Un peu moins de trente ans plus tard, nul n’oserait plus douter que, comme toute transgression, crimes et délits interrogent les normes de la société dans laquelle ils se produisent, ni qu’ils en donnent à voir un précipité. De nombreux travaux sont passés par là : d’aucuns ont abordé l’objet "crime" sous l’angle répressif, pour écrire une histoire des forces de l’ordre et de leurs effectifs croissants au XIXème siècle   ou étudier les procédures judiciaires ; d’autres se sont moins intéressés aux crimes eux-mêmes qu’à leur retentissement.

La naissance du roman policier avec Edgar Poe   et Emile Gaboriau   et la médiatisation des crimes de sang par l’intermédiaire des "canards   " puis des récits de faits divers dans les quotidiens sont en effet contemporains. C’est à partir du XIXème siècle qu’un artisan parisien peut entendre parler d’un "meurtre" commis en Saintonge, en Thuringe ou en Scanie. On comprend dès lors que le goût des lecteurs pour les "beaux crimes" soit un belvédère à partir duquel la mondialisation d’avant 1914 ou la naissance de la culture de masse s’offrent à l’œil des chercheurs. Le "très long XIXème siècle" avait été qualifié d’ "ère des révolutions" par Eric Hobsbawm, de "temps des peuples et des nations" par René Girault, et de "siècle des ouvriers" par Michelle Perrot : les travaux de Dominique Kalifa   ou Anne-Claude Ambroise-Rendu   invitent donc à le considérer aussi comme "le siècle du crime". L’exposition "Crime et châtiment", qui connaît en ce moment un grand succès populaire au Musée d’Orsay, est d'ailleurs toute entière fondée sur cette considération.

Un nouveau genre littéraire : les mémoires de policiers

Outre le roman policier, un genre littéraire nouveau apparut au XIXème siècle, qui devait trouver des avatars jusqu’à aujourd’hui : les souvenirs de policiers. La plupart de ceux qui se livrèrent à cet exercice à l’époque se donnaient pour modèle les Mémoires de Vidocq, que ce soit pour en critiquer la vraisemblance ou pour en louer le pittoresque. L’ancien "repris de justice" devenu chef de la Sûreté, c’est-à-dire responsable de la police judiciaire de la Préfecture de police, avait créé symboliquement le genre de ces mémoires en 1828. Son récit, composé par deux nègres, en fixa les traits ; les "souvenirs de policiers" connaîtraient leur plus grande fortune dans la France des années 1880-1914. Ces textes mêlaient la prétention d’offrir un témoignage vrai sur le temps et de défendre indirectement auprès du public le métier de policier. Leur statut –qui intriquait fiction et réalité- demeurait incertain. Après Vidocq, le relais fut pris par Pierre Canler, qui publia ses Mémoires en 1862, puis par deux autres directeurs de la Sûreté : Gustave Macé après 1884 et Marie-François Goron après 1894. Macé et Goron eurent en commun d’être saisi par une véritable graphomanie en leur retraite et multiplièrent les récits, souvenirs, voire fictions policières, aiguillonnés par des éditeurs à qui leurs oeuvres assuraient des tirages confortables. La passionnante introduction de Jean-Marc Berlière rappelle ces éléments, et permet par conséquent de situer ces mémoires de Marie-François Goron dans leur temps.

Une anxiété fin-de-siècle

Le texte de l’ancien chef de la Sûreté pourra étonner par sa forme décousue. Les premières pages en sont consacrées à des meurtres de prostituées ou plutôt de « pierreuses », pour utiliser le vocabulaire policier du temps ; puis Goron livre ses souvenirs sur l’affaire dite de « la malle sanglante de Millery », encore appelée affaire de « la malle à Gouffé », à l’élucidation de laquelle il participa, en 1889-1890. La plume du policier revient enfin à des crimes plus « quotidiens », à défaut d’être moins sanglants. L’ouvrage que rééditent les éditions André Versaille se présente donc comme un document, mais entretient avec la réalité des faits relatés un rapport particulièrement complexe. Il s’agit sans conteste d’"une source" pour l’historien ; mais ce serait pécher en partie par naïveté que le regarder comme une "source pure" pour l’étude de la société parisienne de la fin du XIXème siècle. Au reste, on sait depuis Seignobos qu’il n’est de bon historien que celui qui se méfie raisonnablement de sa source. Tout est dans ce "raisonnablement"… Face au document, la présomption d’invraisemblance est aussi malhabile que son contraire. En l’espèce, la partie que Marie-François Goron a consacrée, dans ses Mémoires, aux "crimes d’amours" intéresse moins pour son contenu narratif que pour "l’atmosphère" qui s’y respire : celle d’une fin de siècle "anxieuse".

Le darwinisme social se devine ainsi lorsqu’il est question des émotions plus "pures" qu’on rencontrerait dans les milieux populaires, là où la civilisation aurait éloigné les classes favorisées de la nature et de la passion. Certaines remarques ne laissent pas du reste de faire sourire franchement le lecteur contemporain, quand Goron attribue à "la civilisation raffinée" le fait que "mondains et bourgeois [aie]nt rarement un coup de passion sincère   ". La hantise d’un monde à l’envers, où les femmes prendraient la place des hommes, ou la condamnation des mœurs "antiphysiques", c’est-à-dire des amours entre personnes de même sexe, se rencontrent également au hasard des pages. D’un assassin, l’ancien chef de la Sûreté écrit ainsi que "comme les filles publiques dont il était le souteneur, il faisait commerce de son corps" et avait contracté ces "habitudes vicieuses et ignobles (…) en prison et en maison de correction   ". Ces lignes nous renvoient à l’étude pionnière que Régis Révenin a consacrée il y a quelques années à la prostitution masculine à Paris avant la Première Guerre mondiale   . Le jeune historien y montrait notamment qu’aux relations client/prostitué ne se superposait pas nécessairement l’hétérogénéité des milieux sociaux ; en clair, que les clients pouvaient appartenir aux milieux modestes, loin du cliché du "monsieur parfumé" qui "s’offre" un prolétaire pour une heure. Ainsi le criminel que Marie-François Goron décrit comme "pâle, maigre, presque imberbe", "d’une docilité extrême", n’avait-il pas étranglé un "milord", mais "un vieil ouvrier", à l’issue d’une rapport sexuel tarifé…  

La tête de l’emploi

Le goût de la caractérisation physique des criminels se retrouve fréquemment sous la plume de l’ancien chef de la Sûreté. L’heure de la physiognomonie, cette science qui prétendait étudier les caractères à partir des bosses du crâne, est certes passée en cette fin du XIXème siècle ; Marie-François Goron peut se permettre de railler un savoir auquel Balzac avait accordé beaucoup de crédit sans craindre de bousculer ses lecteurs. Ne va-t-il pas jusqu’à confesser que "rien ne ressemble plus à un honnête homme qu’un assassin   " ? L’idée que le crime ou la vertu s’inscrivent dans le physique des individus n’avait pourtant pas encore disparu des mentalités collectives. Un auteur, écrivît-il ses mémoires, devait en tenir compte, qui ne pouvait rompre avec le lieu commun d’un assassin ayant "la tête de l’emploi" que pour lui trouver, comme à Troppmann, assassin adolescent de toute une famille en 1869, "la beauté du diable". Les mémoires de Marie-François Goron ne dérogent guère à cette exigence du public. Il décrit ainsi un meurtrier à la sensualité très exigeante comme un homme au "menton carré", à l’ "énorme bouche aux lèvres pendantes" et au "front ridé (…) par les nuits d’orgie" : en résumé, "un de ces êtres qui, corrompus jusqu’aux moelles, croient à la toute-puissance du Vice   ".

La fin d’un "âge d’or du crime" ?

L’âge d’or du crime aurait, d’après Dominique Kalifa, pris fin avec la Première Guerre mondiale. La curiosité du public aurait en effet été émoussée par la violence du conflit, que la mort d’un frère ou la blessure d’un mari étaient venues matérialiser dans les foyers. La Belle Epoque devait toutefois léguer des figures narratives et un vocabulaire du crime aux "Années folles" : n’est-ce pas en se vantant d’avoir offert "un beau crime" au commissaire Maigret qu’expirerait le meurtrier dans le film La Tête d’un homme de Julien Duvivier, en 1933   ?
On se gardera bien d’épiloguer sur le système de valeurs morales que semble défendre, en creux, Marie-François Goron, pour constater seulement que cette fin du XIXème siècle croit encore au mal et au bien. La comparaison avec des mémoires de policiers contemporains, au-delà du passage du "métier" d’un stade artisanal et encore intuitif   à l’ère de police scientifique, permettrait sans doute d’insister, par contraste, sur la prégnance des cadres moraux qui autorisaient encore à penser le mouvement du monde en termes de lutte entre le "Vice" et la "Vertu" à la fin du XIXème siècle.