* Ce texte a été publié le 30 mars 2010 sur le blog des socialistes de Sciences-Po Paris.

 

Le voyage, de 500 kilomètres environ, a mis 11 heures. Les wagons, vieux de trente ou quarante ans, s’arrêtaient sans cesse. Les voies ferrées, mal entretenues, donnait au voyageur la sinistre impression que le train était constamment sur le point de dérailler. Pourtant, il ne s’agissait pas d’un quelconque pays "exotique" mais de la première puissance mondiale, les États-Unis. J’étais passager du train reliant Montréal à New York. Il roulait à 50km/h alors qu’il relie deux villes particulièrement dynamiques pour lesquelles il existe une forte demande. Ce trajet absurde illustre l’état de déshérence des services publics qui sévit aux États-Unis. Pourquoi en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, penchons-nous sur une tendance particulièrement significative dans l’évolution récente des services publics français et qui risque de les mettre également en péril.

Dans les vingt dernières années, les opérations de "modernisation" des services publics ont mis l’accent sur la transparence des coûts. Dans les transports ferroviaires, l’infrastructure et l’exploitation ont été séparées et l’exploitant doit payer un "péage", correspondant au prix de l’infrastructure. Dans les hôpitaux publics, la "tarification à l’activité" impose un financement des établissements en fonction du coût, déterminé à l’avance, des actes exercés. En guise de synthèse, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), "constitution financière" votée en 2003, prévoit que l’on garde la trace des dépenses de l’État "à l’euro près". Le rapport coûts/efficacité est évalué à l’aide d’indicateurs quantitatifs.

A priori, il n’y a pas de quoi s’offusquer. L’État, qui représente le corps des citoyens, doit connaître les montants qu’il dépense dans la réalisation de ses missions. Étant donné que ses fonctions relèvent de l’intérêt général, la transparence des dépenses et des coûts apparaît comme une simple exigence démocratique. Il est logique, se dit-on, que le contribuable sache où son argent va. Les avantages sont triples. D’abord, les autorités publiques deviennent redevables auprès des citoyens de leur bonne ou mauvaise gestion des services dont ils ont la charge. En outre, les citoyens deviennent "intéressés" aux services publics. Ils devraient prendre conscience que les baisses d’impôts signifient moins de financement pour les services qui leur sont chers. Enfin, la transparence des dépenses et des coûts instaure davantage de proximité entre l’utilisateur et le gestionnaire. Des comptes transparents permettent un meilleur partage des responsabilités entre l’État régalien et les différents niveaux de collectivités locales.

Que se passe-t-il aux États-Unis, où, par la force des choses, ces principes sont respectés à la lettre ? Les services publics de transport sont, pour leur immense majorité, financés et gérés par les autorités locales. Ces dernières sont elles-mêmes intégralement financées par les contribuables locaux, sauf subventions ad hoc attribuées parfois par l’État fédéré et encore plus rarement par l’État fédéral. Ce qui signifie qu’en tant que contribuable, un citoyen sait parfaitement ce qu’il peut attendre de l’argent qu’il paie en impôts à sa ville. A l’échelon national, lorsqu’il paie son impôt sur le revenu, le ou la contribuable sait qu’il est en train de financer l’armée américaine, les allocations-chômage ainsi qu’une partie du budget des écoles. A l’échelon intermédiaire, en payant la taxe sur la valeur ajoutée, perçue par l’État fédéré, il ou elle finance le système pénitentiaire, la construction et l’entretien des routes. Enfin, à l’échelon inférieur, cette personne sait que du montant de sa taxe foncière dépend la qualité des écoles, de la police et des transports publics.

Les faux-semblants de la transparence

Pourtant, comme chacun le sait, autant en terme de qualité qu’en volume, les autorités publiques américaines sont incapables d’assurer ne seraient-ce que des services minimaux à la population. Celle-ci, quand elle en a les moyens, se tourne vers des solutions privées et individuelles. On pourrait attribuer ces lacunes à la culture "individualiste" des Américains qui, quelque soit leur condition, refuseraient de payer des impôts. Il y a peut-être du vrai dans cette hypothèse, mais l’essentiel est ailleurs. C’est justement la trop grande transparence de ce que coûtent les services assurés par les autorités qui mènent à leur déshérence.

Premier désavantage, plus il y a de transparence sur les dépenses, plus il est facile de les couper. Les différentes strates de l’administration publique ne peuvent pas coopérer entre elles pour sauvegarder les services fondamentaux destinés à la population. Prenons le cas de la Metropolitan Transport Authority, la compagnie municipale qui gère les transports publics new-yorkais. Prise dans la tourmente de la crise économique, la ville de New York doit massivement réduire ses dépenses car ses recettes fiscales ont drastiquement chuté. En conséquence, la ville est dans l’obligation de réduire ses dépenses. Des solutions drastiques ont été prises : deux lignes de métro sont tout simplement supprimées. Les réductions qui permettaient à des centaines de milliers d’élèves d’écoles publiques de se rendre à l’école à moindre coût disparaissent du jour au lendemain. Imaginez un peu le tollé que susciterait la fermeture de la ligne 6 et de la ligne 1 à Paris. Si vous ajoutiez à cela la suppression des pass Imagin’R pour les étudiants, vous verseriez dans les rues des centaines de milliers de manifestants. Ici, à New York, cette mesure paraît "inévitable" au public averti car l’État central ne joue pas le rôle de financeur des collectivités territoriales qu’il joue en France.
Non seulement la mesure leur a-t-elle paru inévitable, mais en outre, elle a été, pour certains, "justifiée" pour punir les gestionnaires des transports. Quelle a été la réaction des New-yorkais ? Il y eut un peu de colère comme en témoignent ces réactions publiques houleuses.

Cependant, au total, la colère était dirigée non contre le maire, qui était responsable de ces coupes en refusant de dépenser l’argent nécessaire, mais pointait vers les dirigeants de la compagnie de transport. Avec des mots durs, ses responsables ont été qualifiés de "bureaucrates" incapables de mener leur mission à bien. Je veux souligner ici le deuxième désavantage de la transparence des coûts dans les services publics : les usagers, qui savent que c’est leur argent qui finance le service, en attendent parfois trop dans la gestion de leurs deniers. Mes interlocuteurs américains n’ont pas fait le lien entre la crise, la baisse des recettes fiscales et le service final rendu. Au contraire, ils ont accusé les "bureaucrates" de "gabegie" et d’être incapables de se serrer la ceinture tout en maintenant un service digne de ce nom. Au total, la transparence des dépenses entraîne un comportement consumériste de la part des usagers, qui en attendent trop. D’où leur répugnance à protester contre des coupes inacceptables. Cela conduit à un cercle vicieux : les coupes budgétaires dégradent le service et le rendent très cher (le ticket de métro coûte 2.25$ à New York et pas d’abonnements qui réduisent la facture, comme à Paris). En conséquence, les usagers, qui en veulent pour leur argent, pestent contre le service rendu et acceptent sans broncher les coupes budgétaires qui tiennent lieu de "punition" à l’égard des bureaucrates incompétents. Ces coupes, à leur tour, dégradent le service public et le cycle vicieux reprend…

Pourquoi n’en va-t-il pas de même en France ? Malgré les efforts constants en faveur d’une plus grande transparence des dépenses, les cercles vicieux tels que ceux qui ont lieu aux Etats-Unis ne sont pas monnaie courante. Là où ces cercles vicieux de réductions budgétaires/plainte des usagers/réductions budgétaires ont cours, ce sont dans les domaines les plus affectées par la transparence des dépenses. Dans les chemins de fers français, la directive européenne de 1991 sur les transports impose une séparation entre l’exploitation et l’infrastructure. Les chemins de fer publics ont été séparés entre la SNCF, l’exploitant, et les RFF qui gèrent les rails. Dorénavant, la SNCF doit payer un péage à chaque fois qu’elle fait circuler un train sur des rails qu’elle a elle-même fait construire, sur les deniers de l’État. Le "vrai coût" de l’infrastructure est ainsi répercuté sur… l’usager. D’où en partie des prix de plus en plus exorbitants pour les TGV et son mécontentement grandissant à l’égard de la SNCF qui apparaît comme une "vache à lait" et une entreprise "profiteuse". De plus en plus de gens veulent faire privatiser l’exploitant public des chemins de fer et introduire davantage de concurrence pour cette seule raison. Pourtant, ce qu’on ne leur dit pas, c’est que ces mesures ne feraient qu’empirer la situation (si vous n'en êtes pas convaincus allez prendre un train au Royaume-Uni).

Ce qui donne de la force et de la durabilité aux services publics, ce sont des "boîtes noires" qui obscurcissent la relation entre la contribution de l’usager et le service final. Dans le cas de l’Île-de-France, ce méli-mélo est assuré pour longtemps. Impossible de tracer un lien direct entre le contribuable et l’activité des services publics de transport ! En théorie, le transport relève du conseil régional, par l’intermédiaire du STIF, le Syndicat des Transports d’Île-de-France dont Jean-Paul Huchon est le président. Mais qui sont les exploitants ? La RATP, essentiellement à Paris et en petite couronne qui est une régie "atypique" qui dépend de l’État. La SNCF, quant à elle, est un EPIC, une entreprise publique dont le financement dépend également en partie des autorités centrales. Le Conseil Régional, qui est censé financer chaque ligne et faire les arbitrages quant à la répartition des ressources tirées des usagers, voit également son budget en grande partie abondé par l’État. Dans le cas de la construction de nouvelles infrastructures, c’est chaque commune concernée qui y va de sa poche. Avec ce méli-mélo d’acteurs, l’usager peut être tranquille : à chaque élection, les collectivités locales et l’État se font presque concurrence pour être celle qui financera le plus les transports.

Des "boîtes noires" telles qu’il en existe en Île-de-France, ne doivent pas nous conduire à repousser tout effort de clarification des dépenses. Seulement, il faut s’assurer du maintien d’une forte fiscalité nationale par rapport à la fiscalité locale qui doit rester marginale. C’est, à mon sens, la seule solution si on ne veut pas faire un jour face aux égoïsmes locaux et individuels. J’y vois également la garantie d’une stabilité à long-terme du financement des services publics. Ce serait un comble pour ces derniers d’être soumis aux à-coups du marché alors qu’ils sont censés protéger les citoyens en cas de mauvaise conjoncture économique. La garantie du financement à long-terme est aussi synonyme d’infrastructures de qualité, car elles nécessitent des investissements très lourds. En somme, je souhaite que ce soient la collectivité et l’égalité, et non le "contribuable" (pourquoi réserver un droit aux plus riches qui paient les impôts ?), qui constituent la mesure de la "performance"de l’État