Frédéric Pajak signe ici un autoportrait touchant qui est aussi une réflexion sur la notion de subjectivité.

A la sortie de Mélancolie (PUF, 2005), Pierre Assouline affirmait – saluant par là la singularité d’une œuvre à la fois graphique et littéraire : "On devrait désormais appeler ça un Pajak". Autoportrait est bien "un Pajak" : on y retrouve l’association du dessin et de l’écrit, ainsi que la tendance à la mélancolie.

Cet Autoportrait s’inscrit d’abord dans la continuation du dernier opus J’entends des voix (L’arbalète, 2006) par l’ajout de photos, tirées des archives personnelles de l’auteur, et par le choix du sujet : cette fois, fini les faux-semblants, et les prête-noms, c’est bien de lui-même qu’il parle. L’intention est claire, dès le titre, et dès la couverture du livre. Celle-ci met dos à dos deux photographies, entre lesquelles se déploie l’itinéraire qui va de l’une à l’autre. Côté face : un enfant, au visage éclairé et au regard limpide (le gros plan permet de saisir le détail d’un col de chemise sortant d’un pull à grosses mailles), l’enfant adopte le regard caméra, celui qui fixe le spectateur, et traverse l’écran de l’objectif. Côté pile : l’adulte, en plan américain, reflété dans le miroir de ce qui ressemble fort à une chambre d’hôtel (dont on reconnaît, dans le miroir, le mobilier générique, et devant le miroir, les accessoires élémentaires : le sèche-cheveux fixé au mur, la bouilloire et les tasses). Dans cet "autoportrait au miroir", le visage de celui qui est à la fois auteur et objet de la photo disparaît presque derrière l’éclair du flash.

On peut déceler, dans ce face à face, les éléments d’une mutation : entre l’immédiateté candide du regard caméra, et la mise en scène de l’autoportrait au miroir. Au terme du récit, contenu entre ces deux images, l’auteur est parvenu à se saisir lui-même, à se regarder en face, à se dupliquer. En se plaçant devant le miroir, il est passé de l’autre côté de l’objectif.

Une fois le livre ouvert, on distingue d’abord une trame narrative simple, chronologique. Celle-ci est jalonnée par les photographies qui, distillées par l’auteur, racontent sa vie devant l’objectif. L’iconographie classique des albums de famille fait se succéder les clichés d’une enfance heureuse, où l’on voit l’enfant et sa sœur poser en habits d’été devant un champ fleuri, ou en habits de pluie sur un gazon mouillé ; et en famille, sur un bateau mouche, ou sur une barque. Puis viennent les photos de jeunesse, les bambins ont laissé place aux chevelus, les poses se veulent plus naturelles. L’âge d’homme enfin s’illustre exclusivement à travers l’activité artistique, comme s’il s’agissait là d’un aboutissement, comme si la jeunesse n’avait été qu’une suite de divertissements (voyages, célébration de l’arrivée de la gauche au pouvoir, soirée d’anniversaire).

Le dévoilement de ces images, le déballage de cette intimité, construit un autoportrait qui s’inscrit volontairement dans la durée, et dans la familiarité. L’accès à ces photographies amateur fait du lecteur impuissant un voyeur intermittent. Mais cette autobio(photo)graphie se présente comme le support d’une réflexion plus large sur la notion de subjectivité, "réalité discutable" qui "existe sans se manifester". Pour la faire surgir, il faut donc, selon l’auteur, "encourager cette impudeur".

C’est par ce biais que le récit devient essai. Les épisodes classiques de souvenirs – le traumatisme enfantin (piégé par des "grands" et abandonné contre un arbre "le dos couvert de gratte-cul"), les désarrois du jeune homme ("je me sens si faible et si niais", "mes gestes sont grossiers, mes goûts détestables") – donnent lieu à des analyses théoriques : "La subjectivité, telle que nous nous en contentons, nous renvoie à notre propre spéculation, à des devinettes", ou, plus loin, "La subjectivité, c’est moi contre toi, moi contre tous, tous contre moi et tous contre tous."

Et le texte retrace précisément cette tentative, cet essai pour représenter le moi, par les mots ou par les traits, et ceci sous la forme d’un éternel retour très nietzschéen : "L’autoportrait n’est qu’une éternelle tentative de débuter : au commencement était l’image." Au premier abord, on ne trouve précisément pas un seul autoportrait proprement dit parmi les sombres illustrations qui parsèment le texte. Aux deux extrémités du texte, des tentatives : les trois premières planches apparaissent comme des autoportraits inaboutis, puisque dans ces premiers dessins, le sujet ne se regarde jamais. Le visage d’abord caché derrière ses mains, il apparaît, une fois découvert, habité par un regard qui fuit vers le haut (comme l’indique, de manière très réaliste, le sillon des rides sur le front). Vers la fin, on trouve une série d’autoportraits "d’après", copies d’autoportraits célèbres, par lesquels le dessinateur imite le geste sans se l’approprier, sans franchir le pas. Au centre, entre les essais du début, où la timidité l’emporte ; et ceux de la fin, qui reproduisent le geste des autres, s’est fabriqué subrepticement et l’air de rien, le sujet et l’autoportrait. Juste après une double page, dans laquelle on devine un paysage marin, vaste et symétrique, on tombe sur un véritable autoportrait qui pourrait s’intituler "au téléphone et au café", dessiné et signé. La pose est pensive, le regard un peu de côté, on aperçoit sur son épaule droite (broderie, écusson ?) un animal étrange mi-lion mi-oiseau : sans doute le sphinx gardien de l’énigme de la subjectivité. On a là un autoportrait abouti, posé, mesuré, pensé, cadré, comme ceux des plus grands. Par ce dessin, central, le moi incertain se manifeste enfin, immédiatement objectivé par la mise en scène et la mise en cadre. Ce moment unique de coïncidence entre le "moi" et le "je", entre le peintre et son sujet, survient alors même que le texte semble indiquer le contraire : "Dans mon pauvre atelier américain, je tente de m’extirper du "moi je". Je suppose qu’il suffit d’un peu de bonne volonté. Tout ce qui me caractérise se disloquera alors. C’est si simple, n’est-ce pas ?" La vérité du "moi" semble ainsi surgir au moment précis où le sujet, déraciné (dans cette Amérique dont il ne parle pas la langue), a pu se détacher des images trompeuses et des discours mensongers.

Pour ce qui est de la représentation du sujet, la seule façon d’atteindre l’authenticité, c’est donc probablement de viser la plus complète vulnérabilité, comme la victime attendant le coup de grâce. Qui est cet homme aux yeux bandés ("on ne se voit jamais mieux qu’en fermant les yeux") agenouillé les mains liées, légèrement courbé dans l’attente du coup d’épée que brandit derrière lui un étrange samouraï (portant bob et lunettes) que l’on découvre à la dernière page ? Voilà ce que semble dire cette ultime image de mise à mort : On ne devient soi-même que lorsque l’on y renonce.