L’une des récentes notes de la Fondation Jean Jaurès porte sur Les statistiques ethniques. Le vrai débat. Ecrit par Hervé Le Bras   et préfacé par Elisabeth Badinter, cet essai expose la question, fortement débattue aujourd’hui, des statistiques ethniques en France. En effet, deux conceptions s’affrontent sur ce point : d’une part ceux qui pensent qu’élaborer des statistiques ethniques pourrait aider à la lutte contre les inégalités et les discriminations et d’autre part, ceux pour qui ces statistiques ne feraient qu’aggraver la situation.

Une politique ni juste ni efficace

Dans sa préface, Elisabeth Badinter expose son refus de tels outils. Selon elle, une politique de statistiques ethniques, et ensuite de quotas, ne serait ni juste ni efficace. Elle ne serait pas juste puisque les discriminations ne sont pas uniquement "raciales" ou "ethniques" et qu’il serait dès lors nécessaire de classifier la population selon toute caractéristique pouvant entraîner de possibles discriminations ou inégalités (origine régionale, lieu de résidence, apparence physique….). Elle ne serait pas non plus efficace puisque, comme l’exemple de la parité l’a montré, établir une politique des quotas ne suffit pas à réduire les inégalités. La question des statistiques ethniques, et son corollaire la politique des quotas, sont surtout un moyen politique de se détourner du vrai problème : "En vérité, brandir la discrimination positive comme l’arme ultime de la lutte contre les inégalités n’est qu’un leurre qui épargne de s’attaquer aux vraies racines de celles-ci : patriarcales pour les unes, sociales pour les autres"   .

Quelles statistiques ?

Le parti pris par Hervé Le Bras est d’inverser le débat : avant de s’interroger sur les implications politiques et philosophiques d’une telle politique, il est nécessaire de s’interroger sur la faisabilité de celle-ci. Comment les statistiques ethniques seraient-elles recueillies ? Quels critères seraient choisis ? Questions qui entraînent un besoin primordial de définition : comment définir une "ethnie", une "race", une "origine" dans un pays où de nombreuses personnes combinent plusieurs "origines" et "sentiments d’appartenance" différents ?

"Nos appartenances sont multiples, parfois contradictoires, et elles peuvent changer"   : par cette courte phrase, Hervé Le Bras montre bien tout le dilemme existant autour de cette question. Comment classer les individus ? Faut-il prendre des caractéristiques "objectives" (couleur de peau, origine nationale, langue maternelle…) ou des caractéristiques "subjectives", c’est-à-dire choisies par les individus eux-mêmes ?

Après avoir étudié la situation des statistiques "ethno-raciales" dans d’autres pays, l’auteur explique que le choix des catégories a toujours été fait pour des raisons pratiques et historiques. Le classement en races aux Etats-Unis est issu de l’histoire ségrégationniste de ce pays et de la volonté politique de développer une "discrimination politique". La question de la religion est absente des classements américains car elle n’a aucune raison pratique ; à l’inverse les catégories ethniques ne sont pas répertoriées en Allemagne mais les appartenances religieuses le sont puisque la taxe religieuse doit être répartie entre les prêtres catholiques et les pasteurs protestants en fonction de la part de chaque groupe dans la population nationale.

De l’identité française à l’ethnie française

"Définir des groupes ethniques minoritaires ou dominés conduit ainsi inévitablement à définir en termes analogues le groupe dominant et majoritaire, donc à l’ethniciser à son tour"   : avant de conceptualiser des minorités ethniques, il est donc indispensable de conceptualiser la majorité. L’enquête MGIS   réalisée en 1995 par l’INED et l’INSEE avait choisi le terme de "Français de souche" défini comme "les personnes nées en France de deux personnes nées en France"   , terme qui permet d’exclure de fait les "identités régionales". La création de cette "ethnie française" est alors dangereuse puisqu’elle "impose une vision ethnique et raciale de la société qui, par boomerang, conduit à considérer les non-immigrés ou les non-descendants d’immigrés comme une ethnie particulière"   , ethnie particulière et donc "inférieure" à l’ethnie dominante.

Reprenant les termes de la circulaire envoyée par Eric Besson, ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, aux préfets, Hervé Le Bras montre le danger qui existe à opposer immigrés et sédentaires. En effet 40% de ce texte est consacré à l’immigration, qui ne représente que 8% de la population française : définir l’identité nationale française ne pourrait donc se faire qu’en opposition aux étrangers non Européens ?

Oui aux monographies, non au recensement

La pratique du recensement est refusée par Hervé Le Bras dans cet ouvrage puisqu’elle suppose des classifications politiques, et donc subjectives, qui peuvent changer à travers le temps et qui nécessitent la notion d’une "ethnie française" dominante. Etablir des statistiques monographiques nécessite de travailler en premier lieu sur la population de référence, c’est-à-dire le "groupe de contrôle" pour ensuite déterminer quelles populations minoritaires (la minorité n’est pas forcément ethnique) sont victimes de discriminations.

L’ethnicité "joue au contraire un rôle important dans les relations sociales, mais elle ne peut pas être figée dans le temps et dans l’espace. Elle est peu 'robuste', rarement consensuelle, se prête mal à la mesure autrement qu’à un moment précis dans une région précise pour une situation précise"   : produire des statistiques "ethniques" peut être intéressant pour des chercheurs quand ils étudient une situation donnée où ces catégories ethniques jouent vraisemblablement un rôle, avec des hypothèses et une question de départ claires. Des travaux ont ainsi été faits sur les contrôles de police "au faciès"   ou sur les ouvriers du bâtiment   . Réaliser des monographies sur des situations concrètes, dans lesquelles des discriminations raciales ou ethniques ont lieu, permet ensuite de lutter contre celles-ci.

Hervé Le Bras exprime bien dans son essai les questionnements entourant le sujet des statistiques ethniques en France. Etudier d’autres situations (géographiques ou historiques) permet de mettre en évidence l’impossibilité de tels recensements en France, pour des raisons philosophiques et politiques. Ce serait contraire à l’idée d’une République une et indivisible et ce serait dangereux, puisque cela renforcerait l’opposition entre "Français de souche" et "immigrés" ou "étrangers"