Contribution à l’histoire de la science juridique, l’ouvrage souligne les rapports intimes qui unissent les Facultés de droit à la vie des cités qui les accueillent.

On a longtemps considéré les juristes comme " les intellectuels oubliés de l’histoire " (propos de J.-M.Guieu repris par J.-P. Allinne, p. 34), et cette critique visait tout particulièrement les professeurs de droit, accusés d’une forme de repli volontaire sur les hauteurs de leurs chaires universitaires. De fait, si au XIXème siècle Thémis frayait souvent avec le Palais (palais de Justice), elle s’égarait plus rarement dans la vie de la Cité (au sens d’activité politique, à l’échelon local ou national). Pourtant, si cette impression de repli pouvait être apparemment confirmée par le conservatisme dont fit parfois preuve le corps enseignant de la Faculté de droit de Paris au XIXème siècle, les recherches menées depuis quelques années tendent à corriger cette interprétation, en s’attachant à mettre en lumière l’ancrage des professeurs de droit dans la vie publique.


Il existe même actuellement une vraie curiosité des juristes (historiens du droit et juristes positivistes) pour explorer le passé de leur institution. Les enquêtes menées adoptent différents points de vue. L’exercice de la monographie de grands professeurs, assez classique dans sa forme, se révèle toujours très riche en ce qu’il offre un regard subjectif sur une époque et une profession   ; mais il est aujourd’hui complété par des recherches de plus en plus souvent consacrées à l’histoire collective du corps professoral de telle ou telle Faculté de droit. Chaque célébration d’anniversaire de la fondation d’un établissement d’enseignement du droit est l’occasion de publier des ouvrages souvent très intéressants sur le fonctionnement général de l’institution, appréhendée à travers l’histoire du personnel enseignant ou/et de la vie étudiante   . L’histoire des Facultés de droit tend aussi à devenir un sujet de thèse   et de recherches collectives   . Pour conclure ce rapide panorama de la recherche, on signalera que le projet CEDRE dirigé par le professeur Jean-Louis Halpérin œuvre à la constitution d’un Corpus des enseignants de l’ensemble des Facultés de droit en France, entre 1804 et 1950 (élaborée à partir des dossiers de carrière des professeurs de droit conservés aux Archives Nationales, ainsi que d’autres fonds d’archives publics et privés, cette base de donnée devrait permettre de suivre le déroulement de la carrière des professeurs de droit et la politique de recrutement des établissements). L’ensemble de ces recherches pourrait évidemment donner l’impression de verser dans une sorte de discours corporatif, mais de jeunes chercheurs ont ouvert un nouveau champ de recherche, en soulignant la perméabilité de l’institution universitaire à la vie de la cité   .

C’est précisément cette démarche qu’ont suivie les organisateurs du colloque qui s’est tenu en octobre 2008 à la Faculté de droit de Bordeaux. Soucieux d’échapper à l’écueil d’une forme d’autocélébration du corps enseignant, Nader Hakim et Marc Malherbe ont en effet saisi l’occasion de la célébration du bicentenaire du décret du 17 mars 1808 qui transforma les Ecoles de droit en Facultés de droit, pour proposer une réflexion stimulante sur le thème des rapports entre l’institution universitaire et son environnement politique, en partant du postulat que la Faculté n’est pas un lieu clos, fermé sur lui-même.


La démonstration de cette ouverture à la vie politique, économique et sociale se développe dans les quatorze contributions réunies dans l’ouvrage Thémis dans la Cité publié en janvier 2010 aux Presses Universitaires de Bordeaux. On notera d’emblée que si certains articles perdent sans doute un peu de vue la vocation d’enseignement du droit qui est celle de la Faculté, en privilégiant le rôle public des hommes de loi diplômés des Facultés de droit, ils prouvent en tout cas magistralement combien Thémis fut, au fil du temps, une indispensable pourvoyeuse de talents pour la société (les articles de C.Lecomte et de L.Coste auraient d’ailleurs pu être regroupés, puisqu’ils adoptent un angle d’étude assez similaire).


Dans son article sur l’itinéraire de Joseph-Barthélémy (professeur de droit constitutionnel à la Faculté de droit de Paris devenu garde des Sceaux du gouvernement de Vichy entre 1941 et 1943), Jean-Pierre Allinne détourne quant à lui les critiques récurrentes sur le conservatisme des professeurs de droit, en invitant à faire la part des choses entre ce qui tient effectivement au passage dans les Facultés de droit et ce qui relève d’un bagage intime (culture familiale, valeurs personnelles) ; au-delà du cas personnel de son sujet d’étude, Jean-Pierre Allinne rappelle surtout que dans son engagement dans la Cité, Thémis n’a finalement jamais parlé d’une seule voix … ce que les autres articles prosopographiques de l’ouvrage tendent d’ailleurs à confirmer : aucun discours corpreuoratif uniforme ne semble devoir rendre compte de l’engagement d’un Frédéric Taulier ou de celui d’un Frantz Despagnet, non plus que de relier les activités politiques d’un Léon Duguit à celles d’un Jean-Marcel Jeanneney.


D’un point de vue plus institutionnel, l’ouvrage Thémis dans la Cité fait aussi quelques mises au point précieuses. Après leur suppression par la Convention en 1793, les Facultés de droit sont recréées au début de l’Empire, pour former des praticiens du droit (d’où le titre initial d’Ecoles de droit inscrit dans la loi du 6 ventôse an XII, adoptée quelques jours seulement avant le code civil, qui devait être pendant longtemps le centre des études de droit). A ce propos, l’article de Yann-Arzel Durelle-Marc indique bien comment la Cité a été régulièrement tentée de forcer les portes de Thémis, par le biais de la nomination de professeurs, qui échappaient du coup au recrutement normal par la voie du concours ; le concours était donc âprement défendu par des Facultés soucieuses d’une autonomie dans le choix de leurs membres, même si celui-ci leur assurait en réalité le recrutement de candidats issus de leurs propres rangs (de sorte que le conservatisme n’était pas forcément du côté du gouvernement, puisque la nomination de professeurs accompagnait souvent la création de chaires, pour de nouveaux enseignements). Yann-Arzel Durelle-Marc insiste en particulier sur le rôle tenu dans ces débats par les revues juridiques, qui se sont développées à l’époque de la Monarchie de Juillet (on notera que l’attention accordée aux articles publiés dans la revue Wolowski évince quelque peu la part prise dans ce débat par la revue Foelix, concurrente de la précédente et d’autant plus active que certains de ses rédacteurs sont membres de la faculté de droit de Paris, à laquelle le gouvernement tente précisément d’imposer des professeurs).

La création difficile de la faculté de droit de Bordeaux, habilement retranscrite dans l’article de Nicolas Rothe de Baruel, illustre bien aussi les rapports compliqués entre Thémis et la Cité. Entre 1804 et 1870, les notables bordelais ont sollicité sans relâche la création d’une Faculté de droit dans leur ville, et ce auprès de sept régimes … pour ne finalement devoir cette création qu’au séjour du Gouvernement de la Défense Nationale dans la ville, à l’époque de la Commune de Paris ! Il faut dire qu’après le traumatisme de la défaite, imputée à une déficience de l’encadrement, la Troisième république s’attaque au problème en renforçant progressivement les Facultés   . L’article rappelle les arguments qui furent invoqués à l’appui de la création de la Faculté de droit de Bordeaux, dont certains sont encore d’une grande actualité : les porteurs du projet insistent en effet sur l’opportunité de la création d’un pôle universitaire transdisciplinaire, ainsi que sur l’intérêt qu’il y aurait à développer les études de droit en cette ville de commerce (alors même que Portalis avait invoqué un risque de corruption des juristes dans ce centre commercial et industriel pour refuser la création d’une Ecole de droit en 1804 !). Dans le prolongement de cet article très riche, celui de Fatiha Cherfoum évoque aussi à partir de l’exemple bordelais les débats passionnants sur la vocation de la faculté de droit et son ouverture sur la vie économique de la cité.

 

A l’heure où la réforme des universités amène les professeurs de droit à s’interroger sur l’avenir de leur institution et de leurs enseignements (parfois avec une certaine fébrilité, comme l’ont prouvé les manifestations de 2009), ce retour sur l’histoire aide sans doute à prendre la mesure des changements actuellement à l’œuvre, entre réalité et illusion. Une chose est sûre en tout cas : avec d’aussi belles recherches que celles-ci, les juristes ne seront plus longtemps les oubliés de l’histoire !