Quatre-vingt musiciens de jazz racontent Miles Davis dans un ouvrage qu’il est difficile de refermer. 

Franck Medioni, connu notamment pour son émission "Jazzistiques" sur France Musique et son livre Le goût du jazz (2009), avait eu l’excellente idée de composer en 2006 un ouvrage réunissant des entretiens avec 80 musiciens de jazz qui rendaient hommage à leur maître, idole, compagnon ou ami : John Coltrane. Ce livre de témoignages a vu naître en 2009 un petit frère, qui reprend le même principe, mais l’applique cette fois à Miles Davis. Ces ouvrages épais, très bien édités par Actes Sud, dans lesquels de superbes photographies se logent entre les entretiens, offrent un plaisir de lecture rare, entre le carnet de souvenirs, la biographie patchwork et le "beau livre" de photos. Il n’y a pas d’ordre obligé entre ces entretiens dont la plupart sont inédits ; on peut s’y plonger au gré des envies ou au gré des écoutes, lorsqu’on repense à un titre, à un enregistrement, à un musicien. On sait que l’on y reviendra.

Qu’ils aient joué avec Miles Davis (Dave Liebman, John McLaughlin etc.) ou soient des héritiers reconnaissants (Paolo Fresu, Eric Truffaz, Markus Stockhausen etc.), ils proposent de longues et profondes analyses sur l’homme, son caractère, sa musique, ou dissèquent l’influence qu’il a eu sur leur jeu. D’autres livrent quant à eux de courtes anecdotes à propos de concerts, rencontres ou enregistrements (Ron Carter, Herbie Hancock, Bennie Maupin etc.). On est toujours autant frappé par l’influence que Miles Davis a exercé sur des générations et des instrumentistes si différents.

C’est l'un des charmes de l’ouvrage que de proposer des formats divers qui font (la plupart du temps) sortir les entretiens d’un propos convenu pour favoriser l’expression d’un rapport très personnel au talent et à l’influence de Miles Davis. Et le lecteur ne réécoutera sans doute plus de la même façon "Israel", "Stella by Starlight" ou "Porgy and Bess", par exemple, après avoir lu ce qu’en disent Roy Cambell, Enrico Rava ou Jean Luc Cappozzo. De plus, chaque entretien est intelligemment précédé d’une petite présentation et d’une photo de l’interviewé et le livre s’ouvre sur une longue (et étrange) préface de Francis Marmande assorti d'un entretien avec Juliette Gréco.

De toute évidence, les propos tenus sur Miles dans ces entretiens sont absolument laudateurs ; ce n’est pas ici que l’on s’informera sur la face sombre du musicien ou ses dérives. Les traits les plus fréquemment exposés concernent son incroyable talent de leader, capable d’orienter le groupe vers des plaines non défrichées tout en laissant à chacun des musiciens une liberté complète. On retrouve aussi sa capacité à toujours dépasser ses limites et rechercher l’innovation, et, enfin, sa force d’expression musicale incomparable, fondée sur un son et un phrasé très travaillés -  reconnaissables entre mille.

On goûte encore différemment ces quatre-vingt entretiens si on a en tête l’autobiographie de Miles Davis : les contributions de Herbie Hancock, Wayne Shorter ou Ahmad Jamal apparaissent alors comme des contrepoints à ce que le trompettiste disait de ces musiciens. Au-delà de l’admiration réciproque, ce sont des destins entrecroisés qui se découvrent dans leur complexité et leur richesse, et donnent corps à une période décisive de l’histoire de la musique.

Le seul petit regret, hormis l’absence d’un entretien avec Tony Williams (sans doute introuvable), est de ne pas pouvoir lire des avis de musiciens issus d’autres traditions que le jazz, que Miles Davis a pourtant largement influencés. On peut peut-être y voir le prétexte d’un second ouvrage