En 670 pages, Alan Greenspan révèle une vie riche de trente ans de contacts au plus haut du pouvoir. Il y révèle son secret oraculaire : il n’y en avait pas.

C'est un témoignage précieux que nous livre Alan Greenspan dans sa volumineuse biographie Le temps des turbulences. Plus qu'une compilation d'analyses -- de profondeur variable mais d'une acuité constante -- c'est l'occasion pour lui de raconter un demi siècle de l'histoire économique et politique des Etats-Unis. Celui qui a dirigé la Réserve Fédérale américaine (l'équivalent américain de la banque centrale européenne) pendant près de vingt ans nous offre un point de vue singulier et sans concession de sa version de l'histoire.


L’enfance d’un chef ?

Il est d'abord question de l'homme, fils unique élevé par sa mère dans la lointaine banlieue New-Yorkaise, que le parcours scolaire dirige peu à peu vers l'économie, une discipline où il se sent de plus en plus à même d'exceller à mesure qu'il se détourne de sa première passion : le jazz. Des études commerciales réussies à l’université de New-York, des exigences simples et une réussite presque inattendue, lorsqu'il monte au côté de William W. Townsend, un financier expérimenté de Wall Street, une entreprise de conseil économique florissante et qu'il délaisse une carrière académique pourtant prometteuse. Il ne reprendra en effet ses études doctorales que dans les années 70 avant d'accéder aux plus hautes responsabilités économiques. Hanté par la crise des années 30, ce rejeton du lundi noir n'a eu de cesse de s'approprier les mécanismes de la dynamique économique, plongé dans les manuels et les textes des plus grands auteurs, Smith, Ricardo, Keynes (dont il adoptera provisoirement la Théorie Générale) mais surtout Schumpeter et sa théorie de la destruction créatrice dont il ne se détachera jamais. Mais dans son récit de sa formation intellectuelle, il ne cesse d’insister sur sa préférence pour les faits, pour les pièces du puzzle plutôt que pour la dynamique globale d’une économie.

L'histoire est aussi le lieu de rencontres : celle de Ayn Rand, théoricienne libertarienne dont Greenspan, alors âgé de 27 ans, admire l'intelligence et la profondeur des convictions, joue un rôle décisif dans son orientation politique. Dans sa critique du livre dans le New York Times, l’éditorialiste Michael Kinsley relève d’ailleurs le côté un peu angélique du récit : outre son intelligence et son extrémisme libertarien, Ayn Rand était connue pour sa liberté de mœurs, qu’elle transmettait à son entourage. D’après Kinsley, il est difficile de penser que l’apprentissage du jeune Alan n’ait été qu’intellectuel.


Les hautes sphères

Son rapprochement des équipes dirigeantes lors de la campagne de Nixon en 1967 le conduit à fréquenter tous les présidents américains qui suivront, à apprécier leur sens de décision et à les juger parfois sévèrement. En tant que chef du conseil économique (organe indépendant du gouvernement) il dit sa méfiance envers Nixon qu'il juge "remarquablement intelligent" mais dont il regrette "la paranoïa, la misanthropie et le cynisme", que révélera l'affaire du Watergate. La sympathie que lui inspire la sagesse de Ford, plein d'une saine assurance et dont l'humilité devait lui coûter l'élection.

En 1977, la froideur négligente que lui témoigne son successeur (démocrate) Jimmy Carter le contraint à s'éloigner des sphères de la décision politique. Il se consacre alors davantage à son entreprise, mais n'en garde pas moins un regard critique sur ce qui se passe à Washington : à vouloir satisfaire tout le monde, Carter s'est révélé incapable de faire les choix économiques nécessaires.

De Reagan, qui lui rend son influence avant de le propulser à la tête de la FED en 1987, il se dit séduit par la clarté de son conservatisme : "Le gouvernement existe pour nous protéger les uns des autres. Il va au-delà de ses limites lorsqu'il décide de nous protéger de nous-même". En effet, au-delà de son libéralisme économique, Greenspan avoue un conservatisme élitiste dans son rapport aux valeurs. Son récit de la période de 1968 et de la libération des années 1970 est à ce titre assez comique. Il est tout simplement passé à côté, l’observant sans la comprendre. Le Reagan populiste, stigmatisant les hippies et l’égalitarisme ne pouvait que lui plaire.

A la fin des années 1980, Bush père est dépeint comme un homme intelligent mais peu rompu à l'économie. L’inimitié entre les deux hommes tient au refus de Greenspan de sacrifier la politique de long terme de la FED aux exigences du cycle politique, ce que le premier Président Bush jugera en partie responsable de sa défaite face à Clinton.


Une vision de l’économie claire mais commune

Observant de loin la perestroïka puis l'effondrement de l'URSS, Greenspan trouve dans l'expérience soviétique un fondement supplémentaire à ses convictions libertariennes. Selon lui, un maillon essentiel est que l’économie repose sur le droit de propriété que l'État se doit de garantir. Sans propriété, sans État fort, l'économie ne peut être saine. Sa conviction profonde est que la planification centrale ne vaut pas la main invisible. Dans la seconde partie du livre, Greenspan se livre ainsi à une appréciation globale de l’économie. Ce sont trois cent pages assez étonnantes : mélange de savoirs d’un praticien chevronné et de théories communes chez les économistes, elles ont été moins lues et commentées dans la presse que la partie biographique. D’une certaine manière, elles constituent une excellente introduction au savoir commun de l’économie dominante, exprimée dans un langage clair. Toutes les modes des cénacles académiques y passent : la relecture récente d’un Adam Smith mâtiné de Schumpeter, avec l’insistance sur les institutions capables de faire émerger le progrès technologique (droits de propriété intellectuelle, distinction entre économie d’innovation et économie de rattrapage, importance de certains investissements publics, comme la santé ou la science, etc.). Quoique légèrement ennuyeux, on sent dans ces passages une réelle maîtrise des débats contemporains, mais qui connaît un peu ceux-ci sera très vite lassé par ce qui constitue, en un certain sens, des lieux devenus communs. On comprend alors l’insistance de Greenspan sur son "avantage comparatif" : la lecture des faits, l’attention aux chiffres, aux tendances sous-jacentes. C’est ce qu’il démontre dans la fin de la première partie, celle qui a concentré la controverse.


Clinton meilleur que Bush fils : la polémique

Bien que démocrate, Clinton est le président qu'il considère comme le plus brillant, le plus attentif aux préoccupations économiques de ses concitoyens, et enfin un ami avec qui il pouvait partager sa passion pour le jazz. Les années fastes de la nouvelle économie et une politique budgétaire intelligente laisse Greenspan avec le seul souci d'une surchauffe qui ne vient pas et d'une dette publique trop faible. Une de ses "intuitions" (du moins qu’il met en avant comme telle), est que la croissance impressionnante et continue des années 1990 était non pas due à une politique monétaire trop lâche mais à un progrès technique sans précédent. Ainsi, resserrer le crédit était à la fois inutile et inefficace, puisque la surchauffe était due aux progrès de l’offre et non à la confiance de la demande. Cette accélération sans précédent historique le laisse plutôt dubitatif, mais d’autre part la sophistication croissante des interdépendances mondiales le conduisent à préconiser un accompagnement des partenaires commerciaux et financiers : la mondialisation doit empêcher le monde industrialisé, de plus en plus exposé aux crises extérieures, d’être le seul bénéficiaire du progrès technologique.

Enfin, quand Greenspan vient à parler de l'actuel président Bush, c'est une incompréhension incrédule qui fait brusquement surface : le "premier président de l'histoire moderne qui n'a pas une seul fois fait usage de son droit de veto sur le budget voté au congrès" (il lui reproche par cette formule son incapacité à se défaire de la pression de son Congrès qui demande, comme il est normal, des budgets trop larges, qu’il est du rôle du Président de rejeter, selon Greenspan) se montre sourdement résolu à tenir les promesses fiscales de sa campagne, en dépit de toute considération de long terme. Le traumatisme du 11 septembre, l'éclatement de la bulle internet tout comme l'agitation des va-t-en-guerre pèsent sur l'économie américaine mais les "fondamentaux" de la "destruction créatrice" (en particulier selon lui la flexibilité des marchés du travail et du capital, qui permet une adaptation rapide aux crises) semblent pouvoir maintenir le cap de la croissance.

Si fermes que soient les convictions de Greenspan en matière d'économie, on ne peut s'empêcher de saisir quelques doutes ou quelques incompréhensions au sujet des dérives qui semblent inhérentes au capitalisme. Le court-termisme grégaire des investisseurs, co-responsables des crises Sud-Américaine et Asiatique du début et de la fin de la décennie Clinton, instigateurs de la bulle internet et de celle plus récente de l'immobilier résidentiel, pose le problème de la croyance idiote et de la cupidité myope du gros des troupes financières. Comme si quelque part, il regrettait le temps où, au début du siècle, un banquier comme JP Morgan avait encore le cran et l'autorité de sauver les États-Unis du péril financier.


Le secret de la pythie ?

Le bandeau de l’éditeur rappelait le surnom qu’il portait "l’oracle de Wall-Street". Mais un fait peu remarqué par les critiques, qui se sont repues de la découverte que cet homme qui s’exprimait dans un langage complexe pouvait écrire clairement, est sans doute que la Pythie de Wall-Street n’avait pas de secret. En effet, l’unité du livre, entre la biographie et l’analyse un peu désincarnée, c’est cette continuelle attention aux faits, aux statistiques, aux courbes. Nous y percevons un aspect jusque là mal connu du personnage : un esprit rétif aux grandes théories générales, mais attentif au système des évènements significatifs, qui fonda toute sa carrière, depuis ses premiers stages dans les appareils statistiques américains jusqu’à la direction d’un des premiers cabinets de prospective pour les entreprises sur l’observation et l’analyse des cycles d’affaire et des courbes d’activité et de prix. Loin de faire des prédictions magiques, le président de la Fed utilisait les puissants services de mesure qu’il avait sous son autorité pour se faire une idée de la conjoncture.

Le livre offre de nombreux points de désaccords possibles, tant sur les explications du monde qu’il propose que sur les valeurs auxquelles il tient. Mais ce personnage qui sut dissimuler sa "méthode" pendant si longtemps apparaît finalement comme assez sympathique. Et lui-même le dit : l’économie n’est pas une science exacte, et il existe une part d’intuition dans la fixation des taux d’intérêts, principale responsabilité de sa fonction. Mais cette intuition se nourrit d’une longue expérience, dont le récit rend ce livre recommandable à tous.


* Cette critique a été coécrite par Martin Kessler et Samuel Ronsin.