Une bonne synthèse sur les différentes politiques qui ont cherché, avec ou sans succès, à proposer en France une lecture, jamais unifiée, de la Seconde Guerre mondiale.

Trouver la "juste mémoire"   pour mettre fin au "tumulte mémoriel", qui consiste à "parler sans fin pour ne pas dire l’essentiel"   , telle est, depuis la Libération, l'impossible équation que cherchent à résoudre les pouvoirs publics en France. Déployant une large palette d'instruments, tant juridiques que symboliques, l'Etat tente depuis 1945 d'unifier le souvenir d'une époque qui revêt de multiples significations selon les groupes sociaux concernés. A l'inverse de la Première Guerre mondiale, la période allant de 1939 à 1945 ne put donner lieu à une lecture univoque et uniforme et engendra une multiplicité de politiques, aux finalités mouvantes dans le temps. C'est justement l'histoire de ces politiques publiques de la mémoire de la guerre et de l'Occupation que tente ici de retracer Oliver Wieviorka   .

Un projet qui mêle histoire et sciences politiques

Le projet est issu d'une commande de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du Ministère de la Défense. Olivier Wieviorka et Antoine Prost ont dirigé une équipe d'une quinzaine de chercheurs et de sa contribution au travail collectif, Olivier Wieviorka a tiré un ouvrage qui approfondit l'étude des politiques mémorielles françaises, non sans quelques échappées du côté de nos voisins européens. A première vue, on aurait pu penser le sujet bien épuisé, tant l'histoire de la mémoire est devenue un champ fertile de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Henry Rousso s'illustra dans ce domaine en analysant le "syndrome de Vichy" dans la société française   , tout comme Annette Wieviorka   ou Olivier Lalieu   . Mais Olivier Wieviorka innove, en choisissant d'aborder l'analyse par l'angle des politiques publiques, champ particulièrement dynamique des sciences politiques ces dernières années et qui incite à étudier dans un même mouvement les producteurs des politiques mémorielles et leur contenu-même ainsi que les destinataires de celles-ci. Professeur à l'ENS Cachan, spécialiste de l'histoire de la Résistance   et du Débarquement   , il annonce ici vouloir faire une histoire avant tout politique et non culturelle ou sociale de la mémoire   afin de "définir la pesée des années sombres dans le débat politique en envisageant la place respective que prirent l'Etat, les partis ou les associations à leur récit". En ce sens, il reprend les modèles d'analyse posés par les politistes tels Pierre Muller ou Jean-Claude Thoenig, en cherchant à comprendre comment chaque politique mémorielle est porteuse d'une idée du problème, d'une représentation sociale du groupe concerné et d'une idée de changement social.

La balkanisation de la mémoire

Dès l'introduction est posée l'idée centrale : il n'y a pas une mais des mémoires des années sombres et ceci conduit à une gestion complexe des réalités recouvrées par l'évocation de la guerre dans l'espace public. Olivier Wieviorka identifie trois grands ensembles de réalités recouverts par le souvenir : l'expérience de la guerre, qu'elle soit celle des combattants de la campagne de France ou des Français Libres, celle de l'Occupation et celle de l'Etat vichyste. Jouer sur ces trois dimensions, tel est le difficile équilibre, jamais atteint, de toute politique mémorielle en France, à travers trois modalités : l'épuration, la réparation et l'explication.

A partir de ce canevas se déploie une étude qui s'attache à démontrer la multiplicité des espaces mémoriels, plus ou moins investis selon les orientations politiques et les parcours personnels des hommes au pouvoir mais surtout selon la réceptivité de l'opinion publique, la demande sociale en quelque sorte. Les expériences politiques successives (Gouvernement provisoire de la République française, IVe République, République gaullienne, République pompidolienne et giscardienne, ère Mitterrand et enfin l'épisode Chirac puis Sarkozy) constituent la trame de l'analyse, qui tend à montrer que la mise sur agenda d'un certain nombre de questions mémorielles relève bien plus de la société civile et des acteurs associatifs que de l'Etat lui-même, souvent en retard d'une politique ou en décalage avec l'opinion. L'exemple de François Mitterrand, qui refusa en 1992-1993 de reconnaître la responsabilité de l'Etat français dans le génocide juif face aux revendications des associations, en est un parmi d'autres, tout comme le combat, jamais victorieux, mené par la Fédération Nationale des Victimes et rescapés des Camps Nazis du Travail Forcé pour obtenir le titre de déporté et être ainsi intégrée dans la communauté des victimes. Le processus d'émergence d'une politique mémorielle suivrait donc bien plus une logique "bottom-up" qu'une logique "top-down", comme aiment à dire les spécialistes de politiques publiques.

De l'importance des présidents sur les politiques mémorielles

En déroulant l'histoire des initiatives étatiques, Olivier Wieviorka complète, sur plusieurs aspects, le travail pionnier et toujours essentiel d'Henry Rousso. Tout d'abord, il fait la part belle à la dimension juridique de la mémoire, en revenant aux textes qui ont fixé le statut des différents groupes sociaux. Il insiste ainsi sur l'importance, déjà soulevée par Annette Wieviorka   , des lois de 1948, fixant les statuts de déportés résistants et des déportés politiques, au profit des premiers, envisagés uniquement dans leur dimension militaire, la résistance civile n'étant pas reconnue. De même, la loi sur les archives de 1979 ou les travaux de la Commission Mattéoli en 1997 sur la spoliation des biens juifs sont autant d'instruments juridiques qui ont permis qu'émergent de nouvelles problématiques mémorielles, la première en permettant un travail des historiens beaucoup plus approfondi, la seconde en indemnisant les Juifs français.

Il insiste ensuite sur la double fragmentation de la mémoire dans l'espace national. Fragmentation territoriale au premier chef. La France fut morcelée entre différents régimes juridiques pendant toute la période de la guerre, entre annexion, classement en "zone interdite", occupation et "zone libre" jusqu’à novembre 1942. Ces fractures géographiques jouent ensuite à plein dans la mémoire. L'exemple du procès des "malgré-nous" engagés dans la Division Das Reich, responsable du massacre d'Oradour   est le plus connu ; mais Olivier Wieviorka insiste aussi sur la centralité parisienne des politiques mémorielles, focalisés sur des lieux comme le Mont Valérien, le mémorial du martyr juif inconnu, alors qu'en province, on peine à donner une dimension mémorielle aux cimetières militaires de la période, ou aux camps d'internement. Seules les plages du Débarquement (et non la Normandie dans son ensemble) font l'objet d'un fort réinvestissement mémoriel à partir des années 1990, quand les modifications du contexte international se prêtent à une nouvelle lecture et mise en scène de l'événement. Fragmentation des acteurs ensuite. L'Etat est certes l'acteur central étudié, en particulier à travers l'action du Ministère des Anciens Combattants, responsable de la politique mémorielle, dans ses volets commémoratifs et muséographiques. Olivier Wieviorka montre cependant toutes les limites de son action, le ministère étant peu à l'initiative des musées ou des lieux de mémoire, qui relèvent le plus souvent et jusque dans les années 1990 de l'action conjointe des collectivités locales et des associations. Ceci tend à développer une conception assez corporatiste et fragmentée des années sombres, chaque territoire et chaque acteur défendant son "pré carré".

 

Enfin, ce qui traverse l'ouvrage, dans le choix même de son découpage, c'est le poids que prend la figure présidentielle dans ces politiques mémorielles à partir de 1958. Le chef de l'Etat devient à la fois le référent en matière de parole publique sur la période, bien plus que les partis politiques, et l'initiateur de la majorité des mesures étatiques. L'accession du général de Gaulle à la présidence marque un réinvestissement de l'Etat dans la mémoire après la période de forts antagonismes entre Rassemblement du Peuple Français et Parti Communiste Français sous la IVe République mais aussi une centralisation de cette mémoire autour de la figure du témoin, qui devient figure d'autorité historique. Les itinéraires moins exceptionnels de Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing les conduisent à accorder moins de place au mythe résistancialiste, contestés aussi dans leur rôle de chef de file de cette mémoire par les gaullistes historiques. La conséquence de ce changement de personnalité, en même temps que d'orientation politique conduit d'ailleurs, sous la pression de la société civile et l'émergence de la mémoire juive, à un effacement progressif de la figure du héros devant celle de la victime. François Mitterrand ne freine pas ce processus, d'autant plus que la reconstruction mémorielle de son propre itinéraire met en lumière les failles de la mémoire française. Si Jacques Chirac, premier président à ne pas avoir participé au conflit, réussit à pacifier le souvenir, notamment à travers sa déclaration de 1995   , il n'a pas réussi à lui donner un sens, pas plus que Nicolas Sarkozy, qui tente de réactiver le mythe résistancialiste mais dans sa dimension affective, bien plus qu'idéologique.

Si l'historien connaisseur de la période n'apprendra que peu sur le sujet à la lecture de cet ouvrage, il constitue une très bonne porte d'entrée pour qui souhaite saisir les mécanismes de la mémoire dans sa dimension politique. En faisant la synthèse des ouvrages plus ardus parus sur le sujet, Olivier Wieviorka permet au novice de mesurer l'ampleur des aspects recouverts par ce champ de recherche. La bibliographie assez complète présentée en fin d'ouvrage en fait un outil majeur pour tout étudiant, enseignant ou simple curieux de la période. Sans faire l'économie d'une réelle nouveauté dans l'approche, La mémoire désunie constitue donc un nouveau "basique" pour la bibliothèque des historiens de ce début de XXIe siècle