L'idée du communisme connaît un regain d'intérêt soudain, des philosophes confirmés proposent ici chacun leur vision d'une idée aux facettes multiples.

Le communisme serait-il devenu à nouveau un objet de culture pop ? Tout comme Mao et les maoïstes avaient pu se réincarner - sous prétexte d’un docu-fiction original - en un générique yé yé dans le film La Chinoise de Godard, les anciens philosophes hérauts de l’idée du communisme sont devenus les superstars d’un capitalisme en mal de fondement, fasciné par ces thuriféraires passionnants et exigeants que sont Badiou (le platonicien fulgurant) et Žižek (l’hégélien agité). C’est en tous les cas ce que semble suggérer la récente hypervisibilité médiatique de ces deux penseurs (il suffit de circuler sur Internet ou de consulter les articles qui leur ont été consacrés dans des journaux francophones). A vrai dire, les contributeurs ne sont pas des débutants mais des penseurs confirmés. Leur mise en avant brutale sur la scène médiatique contribue à faire connaître des travaux comme ceux de Badiou et de Jacques Rancière qui s’écrivent depuis bientôt quarante ans, et dont le monde intellectuel francophone a mis du temps à mesurer les enjeux réels et les apports inédits pour le débat public   . Prétexte donc éminemment utile que de mieux faire connaître ces pensées complexes et stimulantes par le biais d’un colloque mondial et retentissant sur l’idée du communisme.

 

Le communisme comme "opération intellectuelle"

C’est lors de ses discussions avec son ami Slavoj Žižek que Badiou décide donc de convoquer une sorte de colloque philosophique autour du mot “communisme”, mot dont la réapparition soudaine combinée à un regain d’intérêt vivace avait fait frémir la presse internationale lors de la crise. Dans ce colloque tenu en 2009, se bousculent aux premières loges des philosophes d’envergure, de Rancière à Badiou en passant par Toni Negri ou encore Gianni Vattimo, qui viennent ainsi dessiner les contours d’une sorte de conglomérat international de penseurs aux couleurs politiques bigarrées (quoi de commun entre le maoïsme de Badiou et le communisme spinozisto-deleuzien de Negri par exemple, ou encore le matérialisme dialectique lacaniano-hégélien d’un Žižek). Deux conditions étaient ainsi exigées pour intégrer cet arc de cercle royal, “parler strictement en son propre nom, être convaincu que le mot communisme peut, et doit conserver […] une valeur affirmative”   . C’est autour de ce pacte symbolique que se déroulent les vives discussions contenues dans ce livre, qui incarnent chacune une pluralité de définition possible de ce que "peut" le communisme.

Cette question du possible est celle qui vient ouvrir le recueil à travers une réflexion d’Alain Badiou sur le communisme comme opération intellectuelle, dans laquelle un sujet historique incarne cette vérité émancipatrice événementielle (l’émancipation est le mot empli de promesses auquel la plupart des conférenciers se réfèrent), par laquelle de nouvelles vérités politiques trop vite oubliées redeviennent possibles. L’une des stratégies du 'Capital' aurait été ainsi de convoquer des stratégies de reniement et d’apostasie sous prétexte des errements totalitaires, rendant ainsi impossible toute réflexion et hypothèse sur la nécessité même de l’idée communiste. Le lecteur de la contribution de Badiou est parfois arrêté dans son enthousiasme révolutionnaire fraîchement ressaisi par la verve platonicienne du maoïste (pensons ici au scepticisme bien pesé du philosophe Francis Jeanson dans La Chinoise lorsqu’il entend l’actrice Anne Wiazemsky vanter le travail au champ des intellectuels), et cela pour plusieurs raisons : soit par la sécheresse des axiomes : une idée est la subjectivation d’une relation entre la singularité d’une procédure de vérité et une représentation de l’Histoire   , ou à cause du platonisme radical de Badiou qui donne au nom propre et à l’idée une réalité ontologique fondamentale ; le monde des idées et des noms propres est la réalité. Ce cratylisme communiste (qui se distingue radicalement d’un messianisme révolutionnaire comme celui de Benjamin par exemple), demande fidélité et acte de foi, comme en témoignent les deux conditions contractuelles vues plus haut. Alain Badiou occupant ici en quelque sorte le centre (les partisans le citent ou se réfèrent à son nom, on devra bientôt répondre à la question de quoi Badiou est-il le nom ?), c’est sur ce souffle historico-théorique néanmoins intéressant et stimulant que l’on entre dans ce recueil.

 

Révolution culturelle, capitalisme cognitif, théorie de l'émancipation

Comme rappelé plus haut, les contributions visent toutes des aspects différents (la révolution culturelle, le capitalisme cognitif, la théorie de l’émancipation), et présentent un riche éventail qui tend bien à prouver que l’idée n’est pas morte, que le seul nom de Badiou ne suffit absolument pas à épuiser. Jean-Luc Nancy par exemple, fait œuvre d’originalité en développant une réflexion phénoménologique et étymologique qui ne craint pas d’affronter la contemplation du mot et de ce qu’il recouvre comme réalité et persistance existentielle. Si le mot communisme est une présence sensible, comme le rappelle Jean-Luc Nancy dans une contribution originale, métaphysique, alors il est un principe actif existential (par opposition au catégorial kantien purement formel) qui permet l’ouverture d’un espace entre les différents étants. Celui-ci se manifeste par la formation d’une communauté au-delà du politique et de l’Etat, du sémantique, exprimant ainsi que quelque chose se passe au-delà de toute théorie ou idéologie qui en va de chacun de nous et du vivre ensemble que nous créons à chaque fois que nous nous rencontrons/séparons/éloignons/rapprochons. Le communisme étant ici le speech act de l’existence en tant qu’elle est ontologiquement être-en-commun (on ne trouve pas grand monde dans ce livre pour s’affranchir de l’ontologie, Rancière mis à part). Enoncer ainsi l’idée communisme c’est produire plus d’espace et de circulation d’idées, mettre en scène au fond le commun. Et c’est précisément les espacements parfois finement ajustés du recueil qui permettent une spatialisation de l’idée plutôt que sa stricte régulation harmonique ou linéaire, qui serait celle d’une doxa


Plus loin, nous trouvons une des contributions les plus convaincantes du volume, qui marque un saut dans l’orthodoxie dogmatique qu’un Althusser n’aurait certainement pas renié. Bruno Bosteels, traducteur de Badiou en anglais et excellent connaisseur de l’histoire du marxisme qui vient de publier un livre passionnant sur Alain Badiou   , propose une reprise en fond de la critique du gauchisme en faveur du communisme, idée qu’il défend en s’appropriant une distinction d’Alain Badiou justement, dans laquelle le gauchisme est critiqué pour son aplanissement de toute dialectique, dans une opposition frontale au pouvoir improductive et naïve, alors que le communisme lui est loué pour sa mise en évidence de la complexité des rapports de force, son ancrage dans l’histoire, sa radicalité, etc. Ce qui rend cette contribution pertinente c’est sa critique du gauchisme sous toutes ses formes, du communisme de gauche de la pure immanence d’un Negri ou d’un Haardt, largement inspiré par les intuitions de Deleuze et dont il affirme qu’il offre toujours une position de supériorité éthico-morale attirante […] résultant d’une intériorisation consciente de la défaite   de l’Idée communiste. Cette solution du pire, cet optimisme politico-ontologique que Bosteels rejoue ironiquement en en montrant le caractère sporadique (celui d’une multitude si bien fondue dans l’Empire qu’au comble de cette impossibilité identificatrice elle apparaît comme ineffective), mais aussi le refus d’une puissance extérieure qui marquerait une postériorité de résistance comme dans les rapports dialectiques traditionnels. L’absence d’extériorité illustre ici une idée deleuzienne fantaisiste qui voudrait que la résistance précédât toute forme de pouvoir. Il faut citer ici le commentaire de Bosteels qui éclaire le succès de cette idée dans le gauchisme triomphant dans lequel nous baignons peut-être :“Le pouvoir et la résistance apparaissent plutôt comme le recto et le verso d’une unique bande de Möbius. L’idée est seulement de pousser suffisamment loin pour que l’un se transforme subrepticement en l’autre.”   On retrouve ici une critique althussérienne faite autrefois à Gramsci. Se séparer de la dialectique marxiste, c’est perdre la singularité du geste initié par Marx. On observe ici une adhésion de Bosteels à l’idée d’un invariant communiste (emprunté à Badiou), une sorte de principe d’égalité, de volonté d’autonomie qui caractérise le rapport des masses à l’Etat. Conserver les rapports de force (extérieur vs. intérieur) plutôt que de se perdre en principe de réversibilité immanente, dont on ne sait au fond quel est le fonctionnement ni le mécanisme. Renoncer à une philosophie de l’affirmation pour rejoindre la philosophie de l’histoire, retrouvant ainsi la pensée de Marx, serait l’un des objectifs inavoués de cette contribution. Bosteels évoque ainsi une conclusion possible : que nous continuions activement à historiciser l’hypothèse communiste   . Malgré quelques nuances apportées plus bas à sa critique du gauchisme, Bruno Bosteels ne parvient pas à masquer un camp qu’il incarne si bien, celui polémique qu’avait autrefois occupé Lénine lorsqu’il décrivait le gauchisme comme une maladie infantile.


Concluons donc ce tableau contrasté avec un court regret, celui du manque dans ce volume d’un compte-rendu des débats passionnants qui ont dû agiter les participants, et que le lecteur est voué à reconstituer en imagination. Les débats amenés par Bruno Bosteels en particulier auraient été à suivre avec intérêt. L’impatience règne avant la sortie d’un prochain volume à l’occasion cette fois du colloque de Paris, réunissant peu ou prou les mêmes acteurs