Une monographie d’une grande richesse, certes, mais qui pose un problème déontologique et néglige une partie de l’historiographie de langue française.

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

L’enjeu du livre de Stephan H. Lindner est de taille,  puisqu’il s’agit d’allier macro- et micro-histoire pour montrer, en l’espèce, comment le cas de l’usine Hoechst, près de Francfort-sur-le-Main, permet d’appréhender les relations entre le groupe IG Farben et le régime nazi. Cette démarche permet au lecteur de tirer quelques conclusions sur le rôle et les comportements des grands industriels allemands pendant cette période. Fondé en 1925, IG Farben est un consortium formé par les trois plus grandes firmes chimiques du continent européen, BASF, Bayer et Hoechst. L’auteur, professeur d’histoire économique à l’université militaire de la Bundeswehr de Munich, présente ainsi sa problématique : "dans quelle mesure l’usine de Hoechst a-t-elle été liée au régime nazi, à ses représentants et ses organisations, et associée voire activement impliquée dans ses crimes ?   ". Qu’on soit spécialiste de ces questions ou non, on aurait pu s’attendre à ce qu’il mobilise des concepts comme ceux de "mise au pas" ou "d’alignement volontaire" (Gleichschaltung) qui permettent une approche plus nuancée que les théories de Gellately sur la contrainte et le consentement, auxquelles Lindner se réfère   . La question centrale est donc peut-être mal posée, en ceci qu’on ne peut que y répondre positivement : oui, les industriels et scientifiques allemands ont presque tous entretenu des "liens" avec le Reich, à tous les niveaux.

Une étude aussi rigoureuse qu’approfondie

La première partie de l’ouvrage, "De la constitution d’IG Farben à la Crise mondiale", permet de bien saisir la place de Hoechst dans le groupe. Étonnamment, on constate que Hoechst a plutôt été affaiblie, d’un point de vue économique, par la création du groupe IG Farben. Utilisant les archives du service du personnel mais aussi des fonds privés, Lindner propose un ensemble de portraits assez vivants qui permettent d’éviter la monotonie de certaines monographies d’entreprise. Dans son exposé, l’historien place au second plan les relations économiques internationales (la Standard Oil, qui avait passé de nombreux accords avec IG Farben, n’est pas mentionnée), pour se concentrer sur le fonctionnement interne du groupe IG Farben. 

Dans une seconde partie intitulée "Direction de l’usine, personnel et parti nazi", l’auteur traite des principaux acteurs de cette histoire de l’IG-Farben à l’époque du nazisme, insistant davantage sur leurs carrières au sein du groupe que sur leur psychologie, leurs motivations ou les valeurs qui les animaient. La question du personnel juif est abordée en détail, pour montrer qu’en l’espèce, l’intérêt bien compris de l’entreprise l’emportait souvent sur l’idéologie nazie. Ce n’est qu’au début de l’année 1938 que les cinq membres juifs du conseil de surveillance ont été "démissionnés", car l’entreprise risquait autrement d’être classée comme "entreprise juive"   . Les dirigeants étaient conscients de l’apport inestimable de nombreux scientifiques juifs du groupe, comme Fritz Haber, le père de la synthèse de l’ammoniac (utilisé pour les engrais et les explosifs), mais aussi des gaz de combat utilisés dans la Première Guerre mondiale (prix Nobel de chimie en 1918). Lindner résume bien la situation : "(...) les salariés juifs ont été autant que possible transférés à l’étranger ; (…) on a tenté d’apporter en Allemagne et à l’étranger une aide aux scientifiques juifs et on a souligné publiquement les mérites de collaborateurs juifs tels qu’Arthur von Weinberg ou Fritz Haber. Mais, en même temps, on a tenté de faire taire le racisme nazi et on s’est efforcé de combattre en Allemagne l’image d’un konzern ‘juif’"   . L’historien conclut ainsi : "Hoechst a pu apporter un certain soutien à des salariés juifs ou considérés comme tels tant que cela ne nuisait pas à l’entreprise ou même que cela lui servait"   .

Stephan Lindner offre en outre d’intéressantes comparaisons sur l’évolution du droit du travail, le règlement intérieur de janvier 1939 faisant clairement le lien entre le droit au travail, issu de la situation de plein emploi, avec un "devoir de travail"   qui impliquait un régime très strict pour les salariés. Concernant les dirigeants, l’auteur estime que Ludwig Hermann, qui était à la tête de Hoechst de 1933 à 1938, était au départ assez critique vis-à-vis de la politique antisémite des nazis, en raison de son appartenance à l'Église protestante qui l’avait amené à  soutenir "des fondations pour des personnes nécessiteuses" et, au contraire, à refuser de financer la construction d’un temple protestant qui aurait été aux mains de personnes ouvertement pro-nazies.   . Il le dépeint en adepte du nazisme mais pas en antisémite obsessionnel : le patron de Hoechst aurait en effet protégé quelques Juifs, jusqu’en 1938   . Son successeur, Carl Ludwig Lautenschlager, était par contre clairement antisémite, et Lindner s’appuie là sur les archives du procès de Nuremberg et d’autres écrits d’après-guerre.

La troisième partie de l’ouvrage, "De l’autarcie à la production de guerre, aux médicaments et aux essais humains", est sans aucun doute celle qui est le plus à charge contre Hoechst. Lindner reprend les deux principales accusations auxquelles l’entreprise a dû faire face : l’utilisation du travail forcé et les expérimentations médicales sur les détenus. Pour l’historien, c’est la logique entrepreneuriale qui explique le recours au travail forcé : "il n’existe (...) une "contrainte" que dans la mesure où Hoechst veut, dans sa logique entrepreneuriale, être impliquée avec tous ses moyens dans la production de guerre et apparaître au sein de l’IG Farben comme une usine rentable, et donc a besoin des travailleurs correspondants."   . Lindner aborde sans complaisance le problème des expériences "scientifiques" menées sur les déportés, notamment de la "préparation 3582" produite par Hoechst et utilisée pour tenter de soigner le typhus : les expériences réalisées aux camps de Buchenwald et Auschwitz furent menées sur des détenus délibérément contaminés   .


Un problème déontologique ?

L’historien étasunien Peter Hayes, auteur de deux livres de référence sur le sujet, l’un sur IG Farben et l’autre sur Degussa, l’entreprise qui avec IG Farben contrôlait 42,5% de la société qui produisait le Zyklon B, a écrit la préface de cet ouvrage. On y apprend que c’est la société Hoechst AG qui a financé les recherches de l’auteur, même si celui-ci assure avoir bénéficié à tout moment d’une "complète indépendance". Hayes, qui de son côté avait été financé par Degussa, explique qu’il a "soutenu la thèse que (sic) la firme [IG Farben] n’avait (…) fait que s’adapter à l’ascension et au pouvoir de Hitler   ". Pour Hayes, dans le cas d’IG Farben, "même les décisions les plus funestes comme celle de construire une usine près d’Auschwitz, et ensuite d’engager des travailleurs esclaves du camp de concentration dans cette opération résultaient plus de réflexions "rationnelles" voire défensives que d’un zèle idéologique." Lindner partage de telles conclusions. Il écrit que l’entreprise devait "s’adapter ou courir le risque de passer sous contrôle de concurrents ou de l’État" et "(...) cette dernière hypothèse (...) pouvait difficilement, selon la logique et la fonction d’une entreprise, constituer un objectif pour ses managers   ." Dans ce même paragraphe, Lindner fait sienne cette citation de l’historien Raymond Stokes : "les entreprises existent pour faire de l’argent".

C’est pourtant autour de cette assertion qu’un historien distingué comme Lindner pourrait mener l’enquête, montrant, preuves à l’appui, comment la logique capitaliste (pour faire simple, la recherche du profit maximal), peut, dans certains cas, s’accommoder des régimes autoritaires ou totalitaires. Un film comme La Question humaine (Nicolas Klotz, 2007) traitait précisément de ces questions. Bien entendu, une telle référence n’aurait pas sa place dans une monographie sur l’usine Hoechst mais, puisque ce livre a été initialement publié en 2005, et déjà traduit en anglais, on aurait pu s’attendre à ce que l’auteur prenne tout de même en considération les sources françaises, et ce d’autant plus qu’il est présenté comme un francophone ayant travaillé avec le traducteur Hervé Joly, chercheur au CNRS, qui a également étudié ces questions liées à l’histoire des entreprises.

Le lecteur francophone sera peut-être étonné de ne pas trouver de commentaires des travaux de Jean-Philippe Massoubre, qui a publié une Histoire de l'IG Farben (1905 - 1952), par exemple (L’Harmattan, 2008). Plus ennuyeux encore, aucune mention n’est faite de la polémique suscitée par les travaux de l’historienne Annie Lacroix-Riz. Cette dernière, auteure de Industriels et banquiers français sous l'Occupation : la collaboration économique avec le Reich et Vichy (Armand Colin, 1999), a fait l’objet d’attaques véhémentes dans la presse lorsqu’elle a montré que du zyklon B avait été fabriqué en France. Le traducteur du livre de Stephan Lindner avait du reste pris position dans cette polémique.

 

La question des réparations

Enfin, la brièveté de la dernière section de l’ouvrage, comparée aux trois premières, peut également surprendre. Alors que l’auteur nous présente une histoire détaillée et souvent passionnante de l’usine Hoechst, lorsqu’il en vient à la période d’après-guerre, "Les années d’après-guerre : la gestion du passé", il se fait beaucoup plus évasif. Il se dispense même de conclusion, ce qu’il est permis de regretter. Le livre de la coordination pour le dédommagement des victimes du travail forcé d’IG Farben, IG Farben. Von Anilin bis Zwangsarbeit, n’est même pas mentionné (Schmetterling Verlag, 2001).

Ces lacunes suscitent immanquablement des interrogations en rapport avec le financement des recherches à l’origine de ce livre. Il est tout à l’honneur de Hoechst d’avoir souhaité que son attitude sous le Troisième Reich soit étudiée, mais comment s’assurer de l’indépendance de l’historien chargé de cette tâche ? Quelles que soient ses qualités, le livre de Stephan H. Lindner ne peut pas ne pas nous interroger sur le travail de l’historien et sur son rapport à la demande sociale