Florence Richter s’interroge sur les relations qu’entretiennent les auteurs et leurs œuvres.

Un essai au travers de l’univers carcéral…


Douée d’une expérience en tant qu’analyste criminelle, l’auteur de cet essai mène son enquête au milieu de “ces fabuleux voyous” et dresse un panorama de la justice de Villon à Genet. Des lettres de cachet à la grâce présidentielle, tout y est expliqué avec précision sans pour autant tomber dans un jargon judiciaire qui rendrait incompréhensible son essai. Plus qu’un intérêt littéraire pour Villon, Sade, Verlaine et Genet, elle s’attache à répondre à cette question : “Sous le manteau de légende, quelle est l’existence matérielle de ces fabuleux voyous, leur vie quotidienne, jusque dans leurs prisons ?”, car pour Florence Richter c’est le délit et ses suites qui peuvent expliquer l’œuvre. Ainsi, elle essaie de comprendre les mécanismes de la création en procédant de manière un peu trop systématique puisqu’elle lit le parcours des auteurs à travers trois jalons : leur enfance, la délinquance et l’emprisonnement. Mais si l’intérêt d’un tel essai ne réside évidemment pas dans l’exhumation des figures ou des textes oubliés, son intérêt est vraiment du côté juridique puisque l’auteur propose de relire les œuvres à travers les différentes jurisprudences : c’est ce qui le distingue de la pléthore de littérature critique sur nos quatre auteurs.


Que seraient devenus ces écrivains sans la prison, sans les crimes, sans le meurtre ? Que seraient-ils devenus s’ils n’avaient pas été des voyous ? La prison est-elle un moteur de la création ? Voilà où se situent les principales interrogations de l’auteur. Il faut donc suivre l’essai en comprenant bien qu’il n’a pas vraiment d’ambitions littéraires, qu’il a plus l’ambition de dresser une galerie de portraits sans toutefois s’atteler à l’analyse de ces derniers. Développant la thèse d’une “écriture de compensation”, où les écrivains seraient des artistes “maudits” par la société, par leur naissance, par leur famille, par leurs mœurs, l’auteur s’attaque à deux domaines qui semblent antagonistes : la justice et la littérature. Avec finesse, et parfois minutie, elle nous entraîne dans les méandres de l’univers carcéral et juridique qui jalonnent les œuvres des quatre grands écrivains. Ainsi elle se pose d’emblée une autre question : “Qui sont François Villon, Donatien Alphonse François marquis de Sade, Paul Verlaine et Jean Genet”   . Sont-ils uniquement des petits délinquants qui ont choqué la morale de leur temps, ou sont-ils plus ? Sont-ils devenus écrivains parce qu’ils étaient voyous ? C’est précisément à ce moment qu’on regrette le manque d’analyse littéraire car nous aurions bien aimé obtenir des réponses à partir des textes et non à partir d’une psychanalyse posthume de certains auteurs.


Échappant à ce défaut, la célèbre Ballade des pendus que l’auteur analyse dans son premier chapitre, jouit d’une nouvelle compréhension à la lueur d’une analyse pertinente car la commentatrice a essayé de dégager les motifs principaux, les raisons de l’œuvre : Villon était pauvre – cela l’a entraîné dans l’univers des Coquillards   ; il a tué – mais le meurtre n’était que de la légitime défense ; il a été incarcéré – cela a produit une œuvre, ainsi “sa poésie vit en nous depuis des siècles et ses accents déchirants continueront à vibrer dans les cœurs attentifs.”   . Probablement à cause de l’éloignement chronologique, ce chapitre demeure le plus abouti car il répond vraiment aux questions posées par Florence Richter : Villon est écrivain, certes, mais c’est aussi un “fabuleux voyou” dans la mesure où il commet des délits et qu’il les médite dans ses œuvres.

qui se construit comme voyage à travers les œuvres…


En poursuivant notre lecture, Donatien Alphonse François marquis de Sade se pose comme le personnage le plus dérangeant. Florence Richter se demande “Sade est-il un monstre ?” et y répond par la négative. Pour ce faire, elle s’appuie sur les lettres du marquis à sa femme, sur les comptes de police, sur la psychanalyse et sur les biographies de Sade. Le “doux marquis” n’est pas un monstre pas plus qu’il n’est révolutionnaire. En effet, l’image créée par les Surréalistes est partiellement fausse : Sade méprise la cour, son “préjugé de caste est sans limite !”   , pourtant il sent que le temps fuit inexorablement vers ce qui deviendra la Révolution. Reprenant les termes de Maurice Lever, Florence Richter affirme même qu’il pourrait être un bouc émissaire, car la justice l’accuse de crimes qu’il n’a pas forcément commis. Menacé par la guillotine, il se sort de l’affaire des prostituées de Marseille avec une simple admonestation. Certes, le marquis n’est pas un enfant de cœur, mais il n’est pas un criminel. Il est simplement un homme qui veut montrer le mal tel qu’il est, un peu comme le fera Genet. Finalement – et c’est là que réside tout l’intérêt de l’essai – on aurait abouti à une fascination dangereuse qui nous aurait fait oublier l’œuvre sadienne au profit de l’homme, parce que si l’on retient quelque chose du marquis c’est bien ses frasques et pas forcément ses écrits


Forcément le lien avec le doux Paul Verlaine est difficile. Lui, si délicat, si simple est bien loin des orgies sadiennes, pourtant il connaît aussi la prison, la solitude et la mort loin des siens. Là encore, elle convoque la psychanalyse tout en ajoutant une nuance “la psychanalyse ne banalise-t-elle pas l’analyse d’un être singulier ?”   . On connaît de Verlaine le fameux coup de feu qu’il tira sur Rimbaud, un soir d’ivresse où la personnalité verlainienne s’exacerbait grâce à la fée verte, mais on connaît moins bien les poèmes écrits pendant la condamnation : ainsi quelques-uns de ses poèmes, Berceuse, par exemple, reflètent l’âme du condamné, et l’enfermement convertit notre poète. Apaisé, Paul Verlaine laisse échapper quelques-uns de ses fantasmes sur le papier, et c’est le condamné qui devient homme. F. Richter convoque les lettres à Rimbaud, les poèmes, les rapports de prison pour peindre un poète “entre rage et douceur”. À la fin de la lecture, l’image qu’on avait de Verlaine s’est quelque peu modifiée, on le sent plus doux, plus prompt à l’introspection. Il n’y a donc plus de mythe verlainien qui aurait été biaisé par une certaine approche de littérature qui doit justifier ses excès (et là on pense au coup de feu dicté par la boisson) mais nous avons tout simplement un véritable homme, vivant parmis les vivants.


Notre dernier personnage, quant à lui, est “comédien et martyr” : il est un saint raté, voué à l’échec dès sa plus tendre enfance, privé de l’amour après ses treize ans ; Jean Genet est de ceux pour qui la vie commence à l’Assistance publique. Inculpé pour vol d’un exemplaire de luxe des Fêtes galantes en 1943, il répondra à ceux qui l’interrogent qu’il ne connaît pas le prix de cet exemplaire mais qu’il en connaît la valeur. Sauvé par la communauté intellectuelle qui demande à Vincent Auriol un recours en grâce présidentielle, il échappe de peu à la condamnation à dix années de prison. Son œuvre est hétéroclite : poèmes, théâtre, roman, Jean Genet touche à tout et est admiré par de grandes figures telles que Jean Cocteau ou Jean-Paul Sartre. Tout comme les autres écrivains dont parle Florence Richter, la figure est devenue mythique, il s’est vu attribuer une sorte d’aura. Ce mythe aurait été principalement constitué par Sartre, puisque Genet devient Saint Genet, comédien et martyr et qu’il est un homme illustrant parfaitement le choix dans l’action. Contre cette hagiographie contemporaine, l’essayiste retient de Genet “cette œuvre étincelante, fragile et froide [qui] suscita une action décisive, elle a permis la survie d’un homme : Jean Genet, poète et voleur”   .


Ce que l’on retiendra de ces écrivains : ils sont tous issus d’une famille atypique, l’univers carcéral a influencé notablement les auteurs et même si le temps a pu créer des “voyous”, ils n’en sont pas moins de “fabuleux voyous”, étincelants, beaux et incandescents. La littérature n’a donc plus à se justifier, on l’a arraché “à l’enfer du solipsisme et de la damnation auxquels l’ont condamné de nombreux créateurs contemporains”   car elle n’est qu’un moyen de faire vivre l’homme qui la détient ; et c’est précisément le cas pour nos quatre auteurs. Sans la littérature, ils n’auraient sans doute été que des voyous, or s’ils sont bandits, ils sont avant tout des génies