Le parcours d'une philosophe deleuzienne post-féministe en route vers une pensée du devenir-monde.
 

D'aucuns ont affirmé qu'un jour, peut-être, le vingtième siècle serait deleuzien   . Pour Rosi Braidotti, le passage au troisième millénaire n'a pas changé la donne : c'est notre avenir tout entier qui se dessine à l'aune des concepts du philosophe des multiplicités.

Dans un ouvrage dont chaque chapitre regorge de mille références précieuses, tout en restant rigoureusement dans le sillage de la pensée de Gilles Deleuze, Braidotti dresse un panorama du monde contemporain et ouvre des pistes de réflexions à la fois originales et inédites pour repenser l'avenir de la philosophie, des femmes, des minorités, de l'humanité et du monde. Son livre n'hésite pas à prendre la voie des paradoxes et assume à la perfection l'héritage de la pensée post-structuraliste. A l'heure où la France semble résolue à en finir avec l'héritage de mai 68, à l'heure où les hurlements des polémiques brûlantes empêchent de poser des problèmes et de créer de nouveaux concepts pour y répondre, à l'heure des réponses immédiates et toute faites, il n'est pas étonnant que l'ouvrage de Braidotti n'ait encore rencontré aucun écho dans le champ de la critique. Il constitue pourtant une balise concrète et sérieuse pour repenser les micro-fascismes qui infestent la majorité des débats contemporains sur l'avenir de la planète, la parité homme / femme, la consommation néo-capitaliste, la discrimination religieuse ou raciale, autant de débats qui, eux, ne manquent pas d'être systématiquement sur-médiatisés.


Contre les addictions de la pensée


Le livre de Braidotti part du plus personnel - son propre parcours de philosophe formée entre les années soixante-dix et quatre-vingt par les pères de la philosophie française post-structuraliste - pour finir par une réflexion profonde, belle et inspirée, sur la place de la mort dans l'affirmation de la vie. Car, si le livre de Braidotti prend parfois des positions extrêmes (voire extrémistes?) -l'auteure se définit comme post-féministe et se proclame en faveur d'une philosophie "située" post-humaniste ayant définitivement renoncé non seulement à la domination blanche, masculine mais aussi à la domination humaine sur le monde tout court - elle ne tombe jamais dans l'alarmisme gratuit ou dans la litanie du désenchantement du sur-consumérisme de la société contemporaine. Au contraire, bien qu'elle mette en garde contre les dérèglements d'une pensée moderne qui renoncerait à voir les changements à l'oeuvre dans le monde afin de continuer à opprimer par l'entremise du Sujet, de la Raison, de la Conscience ou de la Morale, Braidotti redonne pleine confiance dans les puissances affirmatives de la vie -zoé- et propose des pistes pour réfléchir et se réjouir des mutations hybrides que nous connaissons depuis l'avènement de l'informatique, du nomadisme de masse et de la bio-génétique.

Ainsi le livre avance-t-il du plus privé, quelques pages biographiques qui retracent le parcours de Braidotti dans les marges de la philosophie institutionnelle, vers la plus splendide impersonnalité et la plus grande confiance en une philosophie qui se laisserait, enfin, traverser par son « dehors », à savoir ce qu'elle a systématiquement exclu depuis deux mille cinq cents ans pour garantir le triomphe de l'universel, de la pensée de l'homme sur le monde et du Même sur les différences.
L'enjeu du livre de Braidotti, et c'était déjà celui de la pensée de Deleuze, consiste donc à renverser l'idéal d'une philosophie qui apprendrait à mourir en étouffant les multiplicités vivantes qui habitent l'impureté de nos corps. Pour ce faire, elle propose un parcours précis qui se décline en plusieurs plateaux progressifs et qui consiste à se déprendre de certaines habitudes de pensée dont nous sommes littéralement drogués.


Eloge des interstices philosophiques, féministes et humains

Le parcours débute par une remise en question de la croyance en une philosophie qui n'aurait droit de citer qu'entre les murs des institutions et des écoles. Braidotti nous invite à prendre acte que les discours ronronnant de la philosophie universitaire ne parlent plus à personne. Cependant, il ne s'agit pas de claironner la mort de la pensée ou de la philosophie pour autant. Depuis un bon moment, la discipline foisonne plutôt dans les interstices de réseaux, d'associations, de café philo, de revues indépendantes... Bref, elle dépasse largement le sérail réservé de ceux qui pensent trop souvent être les seuls à pouvoir bien penser : le devenir-philosophe est ouvert d'abord et avant tout à la non-philosophie.

Braidotti s'interroge ensuite sur le statut d'un autre mythe : l'éternel féminin, systématiquement soumis et passif. De façon fine et intelligente, Braidotti décortique les revendications féministes classiques pour ouvrir à un tout autre champ de réflexions : " [les femmes] doivent renoncer aux pouvoirs despotiques et pathétiques de la féminité blanche et dominante pour se dévouer à la tâche d'actualiser d'autres modalités d'action dans le monde et d'autres intensités de vie "   .

Pour Simone de Beauvoir on ne naissait pas femme, il fallait le devenir. Pour Braidotti, devenir-femme ne correspond pas seulement à une construction sociale mais à une transformation et une subversion possible de la société par la construction d'une féminité alternative qui ne se penserait plus comme le sempiternel opposé du couple homme / femme mais comme une mutante "en mesure d'actualiser et d'exprimer d'autres modalités sexuées, de multiples virtualités à partir de corps autrement sexués les uns par rapport aux autres"   . Dans ce cas, devenir-femme ne s'adresse plus exclusivement à celles qui sont biologiquement définies comme telles mais à tous ceux qui souhaiteraient sortir des représentations surannées de l'anthropomorphisme sexuel.

Cette sortie de l'humanité concernant les logiques des sexes pousse Braidotti encore plus loin dans sa réflexion : c'est l'anthropocentrisme en tant que corollaire de l'idéal eurocentrique qu'il faut éliminer. Ici, le livre de Braidotti pointe avec perspicacité l'absence flagrante d'une pensée post-colonialiste sur la place publique en France. Avec clairvoyance, l'auteure affirme que la classe intellectuelle française "a réclamé l'humanisme comme meilleure réponse possible aux défis de la mondialisation, l'universalisme moral et cognitif comme caractère spécifique de l'Europe et de la laïcité comme règle civile indépassable"   . Au fond, Braidotti ose questionner ici la certitude, très souvent agressive, avec laquelle nous défendons nos valeurs tout convaincus que ce sont les seules à assurer le bien pour tous. Mais le bien est-il vraiment le même pour tous ou n'est-il qu'une conception dominante qui régule notre morale, prend-il en compte ceux qui ne rentrent pas dans les cases rigides de l'universalisme : les minorités de genre, de classe, de race? Braidotti a l'outrecuidance de se demander si, à la place d'être dans la certitude du bien, il ne vaut pas mieux  "devenir-mineur" et interroger les présupposés mêmes de notre pensée humaniste?


Une philosophie du monde et post-humaine

Mais Braidotti va au-delà de l'européanisme de la pensée, c'est la massivité du concept d'homme tout entier, voire même d'identité individuelle, de conscience qu'il faut dépasser pour qu'advienne un nouveau rapport avec le monde, pour que prenne sens une écologie vitaliste en mesure d'accueillir les puissances de zoé sans tomber dans une défense exacerbée des privilèges occidentaux au détriment du reste du monde tout entier. Les puissances de la vie, en tant qu'affirmation perpétuelle et infinie du monde, interrogent radicalement le traditionnel et philosophique amour de la sagesse. "L'illusion de la conscience transcendantale souveraine reçoit  ici son coup de grâce : elle se voit obligée d'accepter cette contiguïté dangereuse avec une matière dont elle a du mal à accepter l'intelligence. Toujours, le problème de la matière, de la force vitale de zoé qui ne demande permission à personne mais qui se poursuit sans cesse." Braidotti déploie ainsi  un devenir monde. Autrement dit, une réflexion non pas abstraite et transcendante mais située, singulière, particulière, à l'écoute des plus démunis, des plus discriminés, de ceux qui ont le moins  de possibilités de s'exprimer dans le débat public alors qu'ils sont les acteurs premiers du monde. En croisant les plus récents travaux théoriques du post-féminisme, du post-colonialisme et de l'écologie avec le vitalisme deleuzien, Braidotti inflige un coup net aux idéaux et aux certitudes de notre fameuse Raison cartésienne. Reste alors aux intelligentsias et à l'establishment de la pensée d'accepter d'entendre le tremblement de terre qui les traverse. Place alors à zoé pour continuer à tout re-(dé)-construire