Diverses approches artistiques de la globalisation, de ses risques et des résistances possibles.

En référence à Deleuze et Guattari

Le catalogue Becoming intense, becoming animal, becoming… rend compte de la partie artistique d’un projet, mené par l’Université de Heidelberg, qui analyse les questions de genre, de sexualité, de corps et de religion dans un monde transculturel, et notamment les divergences entre l’Asie et l’Europe. À partir du travail de onze artistes (dont seulement trois femmes), l’exposition dirigée par Martina Köppel-Yang entend décrypter les relations entre genre, culture, religion et statut social par le biais des représentations – le titre étant une référence à la notion de corps-sans-organes développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari   . Après une préface de Melanie Trede sur l’art corporel, l’ouvrage s’ouvre sur un texte de la commissaire d’exposition explicitant son propos, suivi d’excellentes reproductions des œuvres des artistes, et d’un texte de Larys Frogier. Il se clôt par de courts entretiens avec trois artistes et des notices bibliographiques.

 

Des origines de la performance aux performances actuelles

Melanie Trede, historienne de l’art de l’Université de Heidelberg, esquisse un rapide historique de la performance, remontant aux pratiques picturales corporelles chinoises et japonaises du IXe et XVIe siècles. Elle rappelle judicieusement que les pratiques picturales orientales, et notamment la calligraphie, ont eu un impact sur l’histoire de l’art occidental, par le biais notamment de Mark Tobey et Georges Mathieu. Enfin, elle esquisse un lien entre la fragilité (et il faudrait ajouter, la résistance) des pratiques du mouvement Gutaï dans un contexte historique japonais bien précis, marqué par la défaite et les bombardements, et les prises en charge de traditions culturelles et historiques par trois artistes de l’exposition. Parmi eux, Adel Abdessemed, artiste d’origine algérienne vivant entre Paris et New York, questionne les violences et les pouvoirs en réalisant des actes précis chargés de sens – écrasant par exemple une canette de Coca-Cola dans Foot on (vidéo, 2005), un citron dans Pressoir, fais-le (vidéo, 2002) ou exposant un papier déchiré sur lequel est simplement écrit la date de naissance, le 20 octobre 1999, du fictif et monstrueux MohammedKarlpolpot (1999), actes symboliques de son désir de s’émanciper des pressions de la mondialisation et de toute vérité autoritaire.



En revenant sur chaque artiste présenté, Martina Köppel-Yang, historienne de l’art et commissaire d’exposition diplômée de l’Université de Heidelberg, propose une analyse des œuvres en lien à la problématique générale de l’exposition : l’émancipation des discours et des structures identitaires hégémoniques par l’interface corporelle. Pour ne citer que quelques unes des démarches prises en compte par le catalogue de l’exposition, on évoquera Tsui Kuang-Yu qui interroge le rapport aux activités quotidiennes dans l’espace taïwanais en réalisant des actions décalées qui doivent opérer une transformation du public – à la manière de l’Autrichien Erwin Wurm. Tsuneko Taniuchi, artiste d’origine japonaise vivant en France, réalise régulièrement de micro-événements   . Avec beaucoup d’ironie et de sérieux, elle propose notamment de réaliser des mariages, sans distinction de sexe, d’âge ou de milieu social. Elle a aujourd’hui plus de 200 unions à son actif et s’est approprié de la sorte un rite très exclusif. En effet, le rituel religieux d’habitude réservé au couple hétérosexuel est ici mis à mal par une proposition qui inclut tout type de lien et qui est motivée par le seul désir de démythifier et de desserrer la pression sociale qui accompagne le mariage. Avec ces Micro-événements, Tsuneko Taniuchi questionne les rôles, les rites et les normes sociales qui ratent souvent la réalité de nos désirs et de nos aspirations. De même, l’artiste d’origine israélienne Oreet Ashery s’immisce dans des situations et des communautés jusque-là inaccessibles en se travestissant en Juif orthodoxe, en brouillant les frontières de genre et les signes religieux par ses travestissements. Enfin, l’artiste belge Koen Vanmechelen s’intéresse depuis dix ans aux hybridations de races de poulets, créant avec le poulet cosmopolite un symbole de l’évolution de l’animal humain et des relations entretenues entre les humains et les poulets, mettant en garde contre les dangers du désir de domination. Pour tous et pour toutes, les identités sont mouvantes, transformables, en devenir.
Enfin, Larys Frogier, directeur du centre d’art de La Criée à Rennes, propose un essai sur ces formes identitaires en devenir qui sont des résistances aux normes violemment imposées dans nos sociétés, dites démocratiques, mais, selon l’auteur, dominées par le contrôle et le profit. Convoquant divers philosophes dans l’énonciation de sa pensée, Larys Frogier évoque des créations qui relèvent de sa définition de l’anomalie   , c’est-à-dire : des créations qui sont difficilement nommables ou représentables, difficilement identifiables en tant qu’art et qui prennent le risque de susciter une action. Il s’appuie notamment sur le travail d’Adel Abdessemed, mentionné plus haut, dont on regrettera qu’il n’interroge pas plus le recours nécessaire à la violence de certaines de ses propositions.



Un catalogue trop court

Au-delà de ces essais et des reproductions concernant chaque artiste, il aurait été intéressant d’avoir également des textes plus fournis informant sur le sens des projets, qui proviennent tous de contextes, de parcours et de générations différentes. Même si l’ensemble donne accès à une réflexion plus générale sur les effets de la mondialisation, des rencontres et des hybridations entre cultures, même si l’ensemble réunit des engagements particulièrement variés, rassemblés sous l’égide d’une résistance dégagée de toute naïveté face aux ignominies imposées, on regrettera malgré tout un manque d’approfondissements des propositions des artistes : ils auraient été nécessaires pour donner à l’ouvrage sa juste portée