Dans cet essai, deux fabiusiens défendent un "socialisme post-libéral" et présentent leur projet pour 2012.
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Pour qui douterait de la capacité de la gauche à produire des idées, la lecture de La gauche après la crise est à conseiller, et ce pour au moins deux raisons. Premièrement, si les ouvrages qui dressent un diagnostic de la crise électorale et idéologique de la gauche sont légion, ceux qui prétendent apporter des remèdes le sont moins. Deuxièmement, bien que les auteurs militent pour un socialisme offensif, fidèle à ses valeurs originelles, ils tiennent compte des mutations économiques, sociales et techniques qui exigent des "recettes" programmatiques nouvelles. Guillaume Bachelay, actuel secrétaire national du PS à la politique industrielle, a été la "plume" de Laurent Fabius, tandis que le fonctionnaire européen Nicolas Mayer-Rossignol est un militant de Seine-Maritime, le département de son partenaire d’écriture et de l’ancien Premier Ministre. Leur ouvrage, qui se présente sous la forme d’un essai politique relativement "grand public", rédigé clairement et avec un sens aiguisé de la formule, peut s’interpréter comme la quête d’une gauche rejetant la dérive néolibérale ayant frappé la plupart des partis sociaux-démocrates, sans pour autant en revenir au Programme Commun des années 1970.
De la crise du socialisme au socialisme "postlibéral"
L’introduction a pour titre "l’été meurtrier du PS" et revient sur le constat de décès du parti socialiste par Bernard-Henri Lévy. Si l’antifascisme, l’anticolonialisme et l’antitotalitarisme brandis par BHL comme autant de "refus fondateurs", ne suffisent pas à définir un projet de gauche positif, son analyse des errements du PS, entre guerre des chefs et absence de projet, interpelle. Les auteurs insistent sur le découragement du peuple de gauche devant les divisions médiatiques des ténors socialistes, souvent vides de contenu politique, mais derrière lesquelles se devinent de violentes guerres fratricides. "L’outrance fait le sens" (18), constatent-ils désabusés, en mettant en rapport ces dérives avec le tout-à-l’égo contemporain et le traitement niveleur et racoleur de la politique par les médias dominants. Face à ce "cirque", "tout est à repenser" (23) : les socialistes se doivent de répondre aux carences démocratiques et sociales du sarkozysme par des propositions innovantes, fidèles aux valeurs des Lumières et de la gauche, mais adaptées au monde contemporain. Auparavant, Bachelay et Mayer-Rossignol entendent cependant préciser la nature du mal qui frappe la gauche française, et balayer quelques malentendus.
La première partie, intitulée "crise du socialisme, crash de l’humanisme", est une synthèse habilement menée des transformations du monde qui ont affecté les progressistes. Les auteurs partent de l’échec français du 21 avril 2002 pour aborder la cassure du lien entre les classes populaires et la gauche de gouvernement. S’ils défendent la mandature Jospin (création d’emplois, politique fiscale plutôt redistributrice, maîtrise des comptes publics), ils n’esquivent pas pour autant les critiques qui lui ont été adressées. Surtout, ils mettent la défaite électorale en perspective avec une histoire vieille de trente ans : celle du plongeon de toute la gauche européenne dans "les abysses du social-libéralisme". De fait, le PS et ses camarades sociaux-démocrates n’ont pas échappé à "la contagion néolibérale des esprits" (36), favorisée par la crise des années 1970 et la chute du Mur de Berlin. La fin des Trente Glorieuses s’est accompagnée d’une mutation majeure des sociétés européennes, passées d’un modèle d’économie mixte, de plein emploi et de réduction des inégalités, à un modèle néolibéral de compétition généralisée des systèmes sociaux, que les sociaux-démocrates n’ont pas réussi à combattre, quand ils n’ont pas participé à sa mise en œuvre. "La montée de l’individualisme" et "le développement d’une vision consumériste [de] l’engagement citoyen" (42) ont fait le reste pour affaiblir durablement la gauche.
Plus profondément, c’est la déclin de l’idée de progrès, dont la doctrine socialiste est fortement marquée, qui explique aussi son malaise. Les auteurs relèvent que "les deux moteurs de l’humanisme européen, la sécularisation et la technique, sont en panne" (52). D’une part, le déclin des idéologies séculières et la perte des repères favoriseraient le retour du religieux, sur un mode plus individuel (en concordance avec la fragmentation des sociétés), mais aussi sur un mode politique. On rejoint d’ailleurs volontiers les auteurs dans leur consternation devant le dévoiement de la laïcité par Nicolas Sarkozy. Moins attendue est leur observation selon laquelle la recherche d’un sens à nos vies reste indispensable, d’où l’appel à une spiritualité laïque, qui rejoint les préoccupations récentes d’André Comte-Sponville ou celles plus anciennes d’Albert Camus et de sa quête d’une "morale sans Dieu". D’autre part, l’évolution de la technique, qui permet aujourd’hui de manipuler l’humain lui-même, représente un défi majeur du XXIème siècle, dont les auteurs décrivent bien les enjeux. Prudents, ils assurent ne pas vouloir d’un retour à un pseudo-ordre naturel, mais entendent mener "une critique interne, raisonnée de la technique" (69), afin de prévenir les problèmes éthiques, les pouvoirs de domination (marchands notamment) et les destructions de l’environnement qu’elle peut engendrer.
La deuxième partie traite de la réponse politique à apporter à ce nouvel état du monde. D’emblée, l’option néolibérale est à écarter. Très pertinemment, les deux auteurs montrent à quel point cette dernière s’écarte du libéralisme authentique, émancipateur, et charrie avec elle de nombreuses pathologies. "Avatar ultralibéral, financier et mondialisé du capitalisme" (81), le néolibéralisme se fonde selon eux sur trois piliers : la libéralisation, la financiarisation et la mondialisation. Ses conséquences ? Des inégalités de plus en plus criantes entre une nouvelle aristocratie financière et une majorité de salariés dont les ressources stagnent et les conditions de travail se dégradent ; la domination des intérêts privés sur l’intérêt général ; et enfin un productivisme et un consumérisme exacerbés qui sont l’antithèse du développement durable. Face à cette offensive pro-marché, Bachelay et Mayer-Rossignol n’entendent pas capituler. Si le monde a changé, pas question de se contenter d’un "pragmatisme mortifère" (76), et d’ "une gauche superlight animée par des leaders de plus en plus on the right" (76). Ils défendent au contraire l’option du socialisme post-libéral. Ce dernier "actualise et prolonge [les] combats fondateurs du socialisme historique" (93), en plaidant pour un retour de la puissance publique et une social-écologie intégrant la sauvegarde de l’environnement comme un objectif égal à celui du progrès social. Trois confusions sont cependant à éclaircir pour définir ce socialisme post-libéral. Premièrement à propos des valeurs : après avoir redéfini leurs visions de la liberté et de l’égalité, les auteurs dénoncent le rapt des valeurs d’effort et de mérite que la gauche a subi, tout en rappelant que c’est la "coopération solidaire" et non "la compétition solitaire" (97) qui est la plus efficace pour la société. Deuxièmement, les auteurs éclaircissent leur rapport à l’écologie politique. Assez pertinemment, et dans une ligne assez gorzienne de ce point de vue, ils défendent que cette dernière est "nécessairement socialiste" (99), mais n’a pas vocation à remplacer le socialisme lui-même. Concernant l’idée de décroissance, ils distinguent d’une part l’objectif légitime de "diminution de cet indice imbécile qu’est le PIB" (102), et d’autre part l’espoir en un retour à un monde ancien et non corrompu par la technique, qu’ils ne partagent pas. Troisièmement, ils se proclament sans ambages réformistes, car favorables à une action "légale et graduelle" (103), mais rappellent qu’il s’agit là d’une méthode et non pas d’une renonciation à remettre en cause l’ordre établi : d’où une divergence avec la social-démocratie, dépassée par les développements du capitalisme financier, vouée à un rôle de correction dont elle n’a plus les moyens, et décrédibilisée par ses trahisons des classes populaires.
Des solutions programmatiques pour la gauche
La troisième et la quatrième partie de l’ouvrage sont quant à elles consacrées aux solutions programmatiques proposées par les auteurs. En particulier, dix clés sont proposées en troisième partie pour gagner en 2012. Un préambule bienvenu souligne l’importance de délaisser le PIB comme mesure unique de nos performances, et invite à raisonner en termes de progrès humain plutôt qu’en termes de croissance quantitative. La clé n°1 propose une vaste réforme de la fiscalité, dont on retrouve des éléments chez Liêm Hoang-Ngoc, économiste de gauche membre du PS. Face aux multiples niches et injustices fiscales, la gauche devrait défendre une fiscalité simplifiée, plus progressive, modulée selon que les entreprises favorisent ou non l’investissement et la qualité de l’emploi, et enfin plus écologique. Le développement d’une fiscalité verte est d’ailleurs associé par les auteurs à la maîtrise des comptes publics : "soutenabilité de notre développement" et "soutenabilité des finances publiques" (118) ont partie liée. La clé n°2 exige la suppression des grandes écoles : on comprend l’argument dénonçant un enseignement supérieur à plusieurs vitesses, tout en restant sur notre faim quant à la pertinence de la radicalité de cette proposition. En troisième lieu, les auteurs plaident pour un fédéralisme européen, en insistant sur les actions que pourrait mener une UE soucieuse de la protection des salariés (budget plus important, mutualisation de la recherche, "écluses" sociales et écologiques substituées au dogme du libre-échange intégral…). La quatrième proposition est courageuse : il s’agit de la défense de la semaine des 32H. Justifié par les niveaux atteints par la productivité, ce partage du temps de travail organisé est présenté comme préférable au partage sauvage et inégalitaire par le libre-jeu du marché. Il se ferait en tenant compte des erreurs commises lors des 35 H. La clé n°5 concerne les retraites et consiste en quelques points très clairement abordés : 1) la solidarité de la répartition est essentielle ; 2) le vrai problème de financement réside dans le faible taux d’emploi des plus jeunes et des plus âgés ; 3) la vraie réforme à faire n’est pas l’allongement de la durée de cotisation mais une combinaison de lutte contre le chômage, de simplification des régimes, de taxation de revenus du capital peu fiscalisés, et d’indexation des retraites sur les prix. Surtout, la gauche ne doit pas s’en tenir à une vision comptable, mais s’intéresser à la place accordée au troisième âge dans la société. La clé n°6 défend l’idée que la gauche est du côté des entrepreneurs, qui pour une bonne part sont aussi les victimes de la logique néolibérale. A l’adresse des artisans et des patrons de PME, les deux auteurs livrent une batterie de propositions originales, concernant leur financement, leur fiscalité, leur protection face aux grands groupes, l’aide que la puissance publique peut leur fournir pour les formalités et le respect du droit, etc. La clé n°7 concerne un autre sujet qui a longtemps été tabou : celui de la sécurité. Réfutant l’accusation de laxisme, les auteurs soulignent l’échec de la droite et en appellent au retour de la police de proximité et des services publics. La lutte contre la ségrégation urbaine et pour une meilleure place faite aux jeunes par la société constitue une autre dimension d’action indispensable. La clé n°8 traite des services publics : tout en les défendant vigoureusement, les auteurs pensent qu’une logique de transparence et d’évaluation intelligente est nécessaire et contribuera à leur légitimité. Originale, la clé n°9 traite d’Internet et des biotechnologies, en plaidant pour une "extension du domaine de la gratuité" (168). Enfin, la clé n°10 est un appel plus attendu à un gouvernement mondial pour 2050, afin de répondre aux problèmes globaux à la bonne échelle. "L’horizon doit être tracé", se justifient les auteurs, "et puis il ne faut pas sous-estimer les accélérations de l’Histoire" (176).
La quatrième partie, qui porte davantage sur la question des institutions et de la stratégie politique de la gauche, est en même temps une auscultation des carences actuelles de la démocratie représentative. Nous retiendrons surtout ici la proposition d’une "VIème République présidentielle". Certes, la constitution actuelle accorde trop de pouvoirs non limités au Président. Pour autant, estiment Bachelay et Mayer-Rossignol, difficile de reprendre au peuple ce qu’on lui a accordé, sans compter que le parlementarisme, certes davantage dans la culture de la gauche, comporte lui aussi ses dérives. Au final, ils préconisent un régime présidentiel mais sans présidentialisme : autrement dit, le président mènera l’action gouvernementale, mais privé de son droit de dissolution, tandis que le Parlement, qui ne pourra pas non plus faire tomber le gouvernement, serait "le pouvoir arrêtant le pouvoir" (213). Par ailleurs, "l’indépendance de la justice et des autorités administratives et l’existence d’une presse indépendante" (212) seront d’autres éléments à inclure dans une révision constitutionnelle qui soit autre chose que celle de 2008, laquelle n’a pas répondu au véritable problème de la Vème République qui est le déséquilibre patent des pouvoirs. Par ailleurs, les auteurs développent leur conception d’une Confédération de la gauche, une configuration souple et transparente favorisant l’union de toutes les gauches .
Un point de débat : la question du capitalisme
Les atouts du livre, déjà signalés, sont la facilité de sa lecture et sa capacité de proposition. On peut bien sûr regretter que les "dix clés" pour la réussite de la gauche ne soient pas plus développées ni hiérarchisées. Ainsi, l’appel en faveur des États-Unis d’Europe se retrouve coincé entre la suppression des grandes écoles et la semaine des 32 heures. Mais le principal mérite de ces dix clés reste d’être autant de réfutations à la sempiternelle rengaine déplorant l’absence de "projet" et d’ "idées" à gauche. On préférera s’attarder ici sur la question du rapport au capitalisme, qui selon nous mérite d’être éclaircie. De fait, le positionnement des auteurs nous paraît contradictoire. Bien qu’ils prennent acte du renoncement et de l’échec de la social-démocratie, bien qu’ils prétendent s’inscrire dans les combats du socialisme historique, ils affirment clairement : "nous ne sommes pas anticapitalistes" (91). Non pas que toute critique soit interdite, mais la liberté d’entreprendre est importante, et "dégager du profit n’est pas un crime" (92). Peut-être est-ce pour se distinguer des incantations de l’extrême-gauche. Peut-être est-ce parce que dans la perspective des élections nationales, ils savent que faire campagne sur la rupture avec le capitalisme, fût-ce comme un idéal poursuivi à long terme, risque de faire fuir les électeurs les plus modérés. Toutefois, si l’on envisage avec rigueur ce que devrait être la gauche de demain, la question est inévitable, et les auteurs passent selon nous un peu trop vite dessus.
Leur prudence se comprend d’autant moins qu’ils mobilisent à plusieurs reprises, et à juste titre, la référence au Socialisme néomoderne de Jacques Généreux . Ce dernier définit le socialisme non pas comme un mode de production mais comme "la volonté d’œuvrer à l’égale et pleine liberté de tous les individus grâce à leur association dans une société solidaire où la coopération prime sur la rivalité" .
Selon lui, le système capitaliste rentre en contradiction avec cet idéal. Mais le refus du capitalisme ne signifie pas le refus de l’entreprise privée ! Défini avec rigueur, le capitalisme est un mode de production bien particulier dans lequel les détenteurs de capitaux détiennent "un droit de propriété exclusif sur la production et les résultats financiers", et "un pouvoir exclusif de direction et de gestion de l’entreprise" . Voilà qui floue les travailleurs, les entrepreneurs individuels et la société, souligne Généreux, qui conteste que le capitalisme soit la seule forme historique et souhaitable "d’association humaine dans la production" . Il propose de lui substituer une économie plurielle, une démocratie économique et un respect conjoint de la propriété privée et de la propriété sociale . D’autre part, le politologue australien Ashley Lavelle a souligné dans un ouvrage récent à quel point la conciliation des objectifs traditionnels du socialisme et de la logique capitaliste est devenue délicate . C’est selon lui l’origine de la mort de la social-démocratie : les politiques de redistribution des années 1950-1970 n’étaient possibles que grâce à des taux de croissance inégalés et jamais retrouvés depuis. En effet, elles pouvaient être mises en œuvre sans entrer en contradiction avec les exigences de rendement du capital. L’effondrement des taux de croissance moyens depuis les années 1970 et la volatilité accrue des capitaux auraient rendu obsolète la possibilité même des anciens compromis permettant progrès social et rendements élevés du capital. Ce qui obligerait ainsi la gauche à choisir entre d’une part la capitulation social-démocrate (assez logique avec sa tradition d’acceptation du système capitaliste, mais lourde de conséquences pour les couches populaires) et d’autre part une voie escarpée d’affrontement avec les exigences des marchés.
En résumé, et c’est un point de discussion que nous ouvrons avec les auteurs, ces deux références –Généreux et Lavelle- semblent indiquer que pour être conséquent, le refus de la voie sociale-libérale doit s’accompagner de la défense d’un socialisme peut-être réformiste dans ses méthodes, mais anticapitaliste dans ses fins . L’impasse faite par Bachelay et Mayer-Rossignol sur la question du rapport de la gauche au capitalisme ne remet pas en cause la qualité et la pertinence de leurs propositions pour 2012. Elle représente toutefois un angle mort dans leur analyse, alors que le débat à ce propos est non seulement passionnant, mais lourd de conséquences. La question posée est en effet de savoir si "la gauche après la crise" peut parvenir à ses objectifs dans le cadre du capitalisme, ou si son action doit s’accompagner de la remise en cause de ce cadre, quitte à assumer une certaine radicalité…