Chaque jour, je traverse le yard pour me rendre à mon cours d'espagnol ou à la bibliothèque. Mon attention se porte, flottante, sur les  nombreux placards postés chaque semaine sur le campus, toujours aux mêmes endroits. Sur l'imposante bâtisse sans charme de Memorial Church,  l'église du campus, tellement énorme et tellement présente qu'on en oublie presque que c'est une église - les étudiants empiètent en troupeau sur ses marches pour couper plus vite vers le bâtiment des langues et j'ai cru un temps que c'était une sorte de Panthéon - mon oeil est attiré à la longue par des slogans, renouvelés chaque semaine. J'ai fini par noter sur mon petit carnet ces titres qui tenaient plus d'un cours de coaching personnel ou du conseil conjugal que de sermons dominicaux. Je les trouvais férocement attractifs, publicitaires presque, poésie pragmatique de l'Amérique croyante: "Reversal of Fortune" (4 octobre 2009). Pas mal, celui-là. Machiavellien presque...ou est-ce l'actualité la plus brute de la crise? Efficace ambiguïté... Je le rumine à l'aller, puis au retour, étonnée qu'un message évangélique puisse seulement m'intéresser, moi qui n'ai rien d'une grenouille de bénitier. Le 11 octobre 2009: « Walking together, a spiritual disciplin, a political strategy » m'interpelle. On est là en plein conseil conjugal. Quoique sans la culculterie qui accompagne ordinairement ce genre de thème. J'aime assez le côté politique de l'affaire, et je serais curieuse de voir comment ils lient spiritualité et politique, toute analyse webero-tocquevillienne mise à part. « When Faith and Belief is a problem, Then what ?(18 octobre) ». On attaque ici le problème frontalement: que se passe-t-il si vous ne croyez pas ? Rien. Plein de choses. Bien placée pour le savoir moi, non-baptisée, Française, laïque, mécréante. Et de cela ils veulent parler aussi... Mais ça m'intéresse! me surprends-je à penser, cette approche décidément très open, qui contraste avec les pratiques rancies de mon catholicisme familial. Sans doute la comparaison tourne-t-elle souvent à l'avantage des Protestants, plus modernes, et dont l'approche assez agressive et individuellement gratifiante (pour ne pas dire « narcissique ») de la religion est bien connue : télévangélistes, missionnaires, pas seulement en Amérique Latine, en Alsace aussi. Mais théorie et journalisme mis à part, mon intérêt pour cette église m'étonne. Mettons-le sur le compte de la « spiritualité », mot-valise qui comprend tout ce qui n'est pas capitalisme ici...Ou de l'âge, me dis-je, ou de la maternité, je m'ouvre au sacré... Ils sont en tous cas vraiment très doués pour le teasing... « What in the world do you want ? » me demande-t-on le 25 octobre. Là, je n'y tiens plus, il faut vraiment que j'aille y voir.

J'éprouve tout de même une petite résistance, anticléricalisme-réflexe. L'idée d'aller à la messe me semble totalement saugrenue. Je cherche un prétexte sociologique, une curiosité locale, bref, une motivation supplémentaire pour adopter l'air engagé du spectateur. Le prochain culte tombe à pic. Il sera fait par une femme et il est alléchant, un vrai conte de Noël : « When opportunity knocks at the door ». En outre, ma mère, féministe, me rend visite pour les fêtes, nous irons ensemble.

Nous passons deux heures dans l'Eglise le premier dimanche après Noël. Le pasteur, donc, est une femme: Dorothy A. Austin. Comme je le découvre plus tard, ses titres sont impressionnants et ne se limitent pas à la seule religion: professeure de Théologie et de Psychologie, prêtre épiscopalienne, ministre associée à l'Eglise du Mémorial de Harvard, aumônière de l'Université, psychanalyste, c'est plus qu'un simple ministre de Dieu qui officie devant nous. La messe est oecuménique: la Révérende explique ce que les Catholiques et les Protestants célèbrent ce jour. Chants et prières alternent, que nous suivons distraitement, debout-assis, assis-debout. Puis, à la fin de la messe, elle se lance dans LE sermon que je traduis en direct à ma mère, raison pour laquelle il en reste peu de choses. Mais j'en retiens tout de même cette agréable propension à lier avec évidence et simplicité la vie politique et la spiritualité, à évoquer toutes sortes de problèmes contemporains avec une puissance d'analyse et une générosité rarement rencontrées dans aucune des églises catholiques, ni chez aucun curé de province que ma famille m'ait donné le loisir de rencontrer. Certes, il y a tout de même, nous en convenons avec ma mère, beaucoup trop de « The Lord, our Father » répétés compulsivement comme pour excuser un discours aussi intelligent. Comme s'il fallait avoir peur de penser par soi-même, et comme si Dieu était vraiment le Père omnipotent et protecteur, de ces dames notamment. Freud décidément, n'a pas complètement tort. Mais tout de même, malgré ce léger infantilisme, le discours reste limpide et intelligent. Il s'inscrit ouvertement d'ailleurs, dans la tradition humaniste, qui irradie de sa chaire. La révérende prévient des dangers du fondamentalisme et revient sur l'un de ses épisodes, en Europe, pendant la guerre des Balkans. Elle raconte qu'elle a adopté quatre enfants de cette région, qui avaient perdu leurs parents, et ont grandi aux Etats-Unis, dans sa famille. Ils font maintenant des études et sont heureux, semblent très brillants. Cette femme, décidément, respire l'intelligence, la générosité, elle respire le courage et donne espoir. Pourquoi n'entend-on plus de tels discours -en France, du moins- dans la sphère politique? Aux Etats-Unis, Obama redore le blason, mais en s'appuyant sur la religion... Vu d'ici, d'où il n'est jamais parti, le « religieux » se comprend moins comme un « retour » que comme l'un des rares espaces de discours où les égoïsmes se taisent et où l'on réfléchit ensemble à des questions d'intérêt général. Un discours politique, donc, sous la figure tutélaire du Père. 

Après le culte, c'est l'usage, le ministre serre les mains à la sortie de l'Eglise. Elle nous embrasse avec effusion apprenant que nous sommes françaises et plaisante avec nous sur les femmes prêtres, so unusual, isnt'it ? Nous sortons d'excellentes humeur, malgré les indigestes Notre Père, étonnées d'une pratique si évidente de la religion, si ouverte à la vie de la cité. Je suis presque sur le point de briser mes voeux de laïcité.

Quelques jours plus tard, j'apprends, et c'est totalement public, que notre pastourelle est gay. Sa partenaire, Diana Eck, autre personnalité académique accomplie, est professeure de Religion Comparée et d'Etudes Indiennes à Divinity School, l'école d'Etudes Religieuses de Harvard, où se déroulent d'ailleurs des séminaires sur le same-sex mariage   . Toutes deux, très appréciées des étudiants, sont le premier couple homosexuel à diriger (depuis 1998) l'une des grandes maisons d'étudiants de Harvard, la Lowell House. Cette situation ne réjouit pas tout le monde : dès la nomination de Dorothy Austin à l'Eglise du Mémorial, The Harvard Salient, le journal conservateur de Harvard, qui se fait fort de résister à l'hégémonie libérale sur le campus, se plaignait. La tolérance religieuse et l'ouverture à l'homosexualité allaient trop loin sur le campus, les pouvoirs en place à Harvard « infligeaient leur conception du changement social (...) au mépris des croyances religieuses d'une grande partie du corps étudiant ». Le coming-out du Reverend Gomes, la star de Memorial Church, avait déjà choqué les gardiens du temple voici quelques années. Mais autoriser une « lesbienne pratiquante à officier » dans cette vitrine de la spiritualité harvardienne, c'en était, décidément trop pour eux   .
Eh quoi, les lesbiennes ne sont-elles pas des femmes, ces ferments « domestiques » de l'esprit de religion aux Etats-Unis, selon notre bon ami Alexis? Certes, le souffle du féminisme leur a fait quitter la maison pour aller à l'Université. Et le vent de liberté sexuelle qui a soufflé sur la tolérance américaine fait aujourd'hui des foyers du même sexe. A la réflexion, il n'est pas sûr que Dorothy Austin et Diana Eck rompent tellement avec l'esprit de religion américain: elles n'ont pas quitté la maison, mais l'ont emportée avec elles à l'Université