Une fresque édifiante sur les rapports historiques profonds entre souveraineté et justice ou comment l’histoire peut se faire miroir du présent.

Plus de quinze ans après la parution de L’Empire du roi (Idées et croyances politiques en France XIIIe-XVe siècle), c’est un deuxième ouvrage de Jacques Krynen qui entre dans la prestigieuse collection " Bibliothèque des Histoires " des éditions Gallimard.
Le livre est le premier volume d’une œuvre intitulée L’Etat de justice. France, XIIIe-XXe siècle. Il porte pour sous-titre L’idéologie de la magistrature ancienne, en attendant le second volume consacré à la période post-révolutionnaire.
En ces temps de réforme de la justice et alors que la dernière révision constitutionnelle ayant introduit un contrôle de constitutionnalité a posteriori des lois commence à entrer en vigueur, l’ouvrage ne pouvait pas tomber plus à propos. Ce n’est sans doute pas exagérer que de dire qu’il fera date.
Son auteur signe là une œuvre de maturité. Sous un style clair ainsi qu’un raisonnement parfaitement maîtrisé et accessible, cherchant à éviter le plus possible les lourds apparats du style universitaire, on devine vite le long labeur de recherches et de lectures qui ont pu conduire à ce résultat.
Jacques Krynen, reconnu comme un spécialiste des idées politiques médiévales, est néanmoins avant tout un juriste-historien. A ce titre, il fait partie de ceux qui au sein des facultés de droit, croient que l’histoire et l’étude de textes parfois vieux de plusieurs siècles peuvent apporter beaucoup à la compréhension des institutions contemporaines. A l’heure où la production de normes devient débordante de toute part et transforme souvent le juriste en journaliste de l’actualité juridique la plus immédiate, c’est un pari assurément original et audacieux. Quiconque douterait qu’il puisse être relevé, pour se convaincre du contraire, n’a qu’à lire l’ouvrage de Jacques Krynen.

De quoi s’agit-il ? L’ouvrage se résume finalement à l’exposé d’une lente dépossession : celle d’un roi de France sur sa souveraineté par ses juges professionnels et notamment ses parlements. L’auteur s’attache à montrer comment les magistrats des cours souveraines ont usé d’une idéologie propre à justifier leurs prérogatives judiciaires et législatives et qui à la fin, ne laissait que peu de consistance à la souveraineté réelle du roi.
Le livre se divise en deux parties : l’une consacrée à la relation entre les juges et la justice (entendue comme fonction et comme idéal), l’autre, à la relation entre les juges et la loi. Dans chacune d’elles, Jacques Krynen montre tout ce que l’idéologie des magistrats doit aux doctrines médiévales relatives à un Etat de droit et de justice forgées par les juristes universitaires dans leurs commentaires du droit romain. Ce faisant, l’auteur opère plusieurs contrepieds historiographiques. Au premier chef, il s’affranchit de la vision commode qui n’explique la résistance des parlementaires de l’ancienne France que par le souci de préserver leurs privilèges personnels, masqué par des discours aussi grandiloquents que superficiels. L’auteur montre au contraire la profondeur et la continuité de leur idéologie – enjambant au passage sans difficulté la césure chronologique habituelle entre Moyen Age et Temps modernes – une idéologie qui devait néanmoins entrer en conflit de plus en plus intense avec le roi et son conseil à partir de la fin du Moyen Age.

Les magistrats et la justice

Après avoir rappelé que l’idéologie dominante ne s’est jamais départie de l’idée que rendre la justice était une dette du souverain envers ses sujets, l’auteur démontre que, outre l’évolution de la pratique institutionnelle en leur faveur, les magistrats ont aussi justifié un véritable "transfert de souveraineté" en leur faveur   .
Le moment décisif semble avoir été la naissance d’un nouveau droit scientifique à partir du droit romain redécouvert dans les universités médiévales. Alors le droit devient affaire de spécialistes. La science nouvelle ne tarde guère à se parer d’une dignité noble. Les juges, instruits de ce savoir, à l’inverse du prince, peuvent donc tirer légitimité de leur seule compétence et imposer leur présence à ses côtés.
L’ouvrage montre bien l’ambiguïté du lien qui rattache les juges au souverain. Penser ce lien était pourtant devenu capital à partir du moment où le roi, par contrainte pratique, devait délaisser l’exercice de sa justice à sa "cour de parlement". Mais d’une représentation du roi, on passe vite à sa dépossession. Jacques Krynen, dans une démonstration fine et convaincante, renverse la manière habituelle des historiens de dépeindre les parlementaires en juges "délégués" du souverain. Ce vocable est bien trop faible pour décrire le rapport que les magistrats entendaient avoir avec le roi. Ils ne sont pas délégués par lui ; ils le représentent, comme on représente un défunt. Mieux, ils "sont" le roi, en tant que membres de son corps, très exactement partie de sa personne immortelle. On doit donc plutôt parler de "représentation du roi par incorporation au roi"   .
Ce faisant, la fonction des juges est aussi sacrée que celle du roi. Prêtres de la justice, au service des lois divines et naturelles, avant que d’être au service des lois positives, ils peuvent, et même doivent, à tout instant apprécier en leur conscience la conformité des secondes aux premières. De la justice à la loi, il n’y a donc qu’un pas, là où la théorie révolutionnaire de la séparation des pouvoirs prétendra plus tard mettre un abîme. Les magistrats de l’ancienne France le sautent très naturellement.

Les magistrats et la loi

Très tôt, et en tout cas bien avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les magistrats ont adopté une "posture politique".
Elle atteindra bien sûr son paroxysme au siècle des Lumières, notamment lorsque les parlements finiront par se poser en représentants de la nation contre le roi. Jacques Krynen ne s’attarde pas sur cette époque, il est vrai mieux connue, mais assez suffisamment pour montrer l’absence de nouveauté radicale dans le discours parlementaire. Contrairement à la vision historiographique classique, l’auteur voit dans ce discours moins l’influence des idées jansénistes ou des Lumières qu’une continuité avec les principes de l’Etat de justice traditionnel. C’est très net lorsque les parlementaires se qualifient de "sénateurs", suivant une phraséologie qui n’a rien d’une mode rhétorique superficielle, comme on l’a longtemps pensé, mais traduit au contraire l’existence d’une idéologie savante et politique.
Entendant faire corps avec un monarque qui, de son côté, goûtait de moins en moins leurs prétentions, les magistrats rentrèrent assez tôt en conflit avec lui et ses conseillers. Le conflit se fixa sur l’interprétation de la loi, à laquelle Jacques Krynen consacre un long chapitre.


Se faisant là encore les héritiers de la doctrine juridique savante, les magistrats affirmèrent leur large liberté d’appréciation, assumée ouvertement comme une fonction créatrice du droit. Les notions-phares de toute interprétation s’appelaient "équité" et "raison". Paradoxalement, en les recherchant, les magistrats n’avaient nullement l’impression de trahir la loi. Ils s’en faisaient au contraire les serviteurs, se posant en "lois vivantes et parlantes". Ce paradoxe trouve vite sa solution si l’on comprend que la loi qu’ils entendaient servir était la loi divine et naturelle, autre nom de l’équité et qui devait être la mesure de toute loi positive. Les magistrats restaient donc tributaires d’un légalisme ambivalent, imbu de vision théocratique.
Cette vision, qu’elle s’applique au stade de l’enregistrement de la loi ou de son application en justice, inclinait les magistrats dans un sens plutôt conservateur de l’ordre ancien. On comprend dès lors qu’elle devait constituer un obstacle au moindre volontarisme gouvernemental exprimé dans les lois nouvelles. Est-ce pour cela que dès la fin du XVe siècle, les rois édictèrent plusieurs ordonnances interdisant aux magistrats d’interpréter les lois ? Nombre de ces interdictions restèrent à l’évidence lettre morte, mais les rois et leurs conseillers persistaient.
La volonté gouvernementale atteignit son sommet en 1667 lors de l’adoption de l’ordonnance sur la procédure civile. Voulue par Colbert et Louis XIV, elle fut préparée par le doyen du Conseil Pussort et conçue dès l’origine comme une "machine de guerre" contre les parlementaires et leur pouvoir d’interpréter les lois. Ceux-ci furent associés sur le tard à la discussion en la personne de Lamoignon, premier président du parlement de Paris. Dans un chapitre vivant, Jacques Krynen relate le conflit des deux visions opposées incarnées par les deux personnages. Face à un Pussort tenant d’un légalisme capable de s’affranchir de la tradition, Lamoignon défendra la souveraineté des juges dont la conscience et la dignité interdisent de les soumettre à la responsabilité et aux punitions prévues par l’ordonnance.
Dans un premier temps, les parlementaires perdirent la partie, échouant à empêcher la publication de l’ordonnance, mais la pratique eut vite raison de la volonté gouvernementale. Ainsi le règne de Louis XIV n’aurait-il été qu’une parenthèse dans l’histoire de l’Etat de justice. On s’attend à ce que Jacques Krynen démontre qu’il en fut de même pour le légalisme révolutionnaire qui fera l’objet du second tome. L’auteur lance en présage qu’ "un semblable mouvement affectera la démocratie, comme autrefois l’absolutisme monarchique"   . Il suffit en effet de remplacer ces mots d’équité, de loi de Dieu et de loi naturelle par droits de l’Homme, libertés publiques et principes fondamentaux pour deviner la belle perspective de comparaison historique avec un monde où le rôle du souverain ne serait plus tenu par un roi, mais par un peuple et ses représentants élus, et celui des magistrats, toujours par des magistrats tenant leur légitimité de leur présumée compétence. A suivre…

 

A lire dans ce dossier :

- 'Les juges : idiots politiques ?', par Arnaud Fossier.

- Entretien avec Jacques Krynen, par Arnaud Fossier et Alexandre Deroche.