En regardant l’Antiquité tardive sous l’angle de l’intolérance, P. Athanassiadi signe un essai stimulant.
Paru aux Belles Lettres, Vers la pensée unique. La montée de l’intolérance dans l’Antiquité tardive est un court essai de Polymnia Athanassiadi, professeur d’histoire ancienne à l’université d’Athènes, spécialiste notamment du néoplatonisme. Ce qui n’empêche pas que le propos soit très dense. Le titre lui-même interpelle déjà le lecteur : en forme d’anachronisme, il mêle pensée unique et intolérance – des concepts aux résonances très contemporaines – et une période bien éloignée de nous – l’Antiquité tardive : l’auteur s’inscrit de fait dans une démarche de "déconstruction" de cette période, ébranlant par là même "le discours triomphaliste de la rhétorique patristique" et "la vision optimiste [de la fin de l’Antiquité] par la critique post-moderne".
Athanassiadi poursuit dans cet ouvrage un projet commencé en 2006 , cette fois sous le prisme de l’intolérance – apportant ainsi sa pierre à l’édifice d’une période "inventée" assez récemment. En effet, la notion d’"Antiquité tardive" – dont la genèse et l’histoire ont été retracées très récemment dans la préface d’un colloque – émerge petit à petit dans la deuxième moitié du XXe siècle, sous la plume de Peter Brown dans le monde anglo-saxon, et dans les écrits d’Henri Irénée Marrou en France. Logiquement, l’auteur s’attarde d’ailleurs sur cette histoire dans le premier chapitre, reprenant en partie son article de 2006.
Pendant des siècles, les historiens ont en effet pensé que la chute de l’Empire romain s’était naturellement accompagnée d’une "décadence" générale de la société, des mœurs, de la culture. C’est en réaction à cette tendance que fut créé le terme d’Antiquité tardive, qui avait l’avantage, entre autres, de supprimer la connotation négative que sous-entend le terme "décadence". Cependant, on en vint bientôt à l’excès inverse et "l’ère d’angoisse devenait grâce "au parfum de révisionnisme passionné" dispensé par Brown, une ère d’ambition" ((sans précision, les citations sont extraites de Vers la pensée unique)). Viennent se greffer à ce mouvement les "exigences œcuméniques" – observables dans de nombreux domaines – par lesquelles on tente de gommer petit à petit les spécificités de l’Antiquité tardive pour n’en retenir que ce qui est commun à notre époque. Tel ce guide ((Late antiquity : a guide to the postclassical world, dir. par G. W. Bowersock, P. Brown, O. Grabar, Cambridge et Londres, 1999)) sur l’époque tardo-antique qui consacre un article plus long à Hypatie , une femme philosophe païenne assassinée par des fanatiques chrétiens, qu’à Plotin, le fondateur du néoplatonisme ! De même, le guide ne comporte aucune entrée à "préfet du prétoire", contrairement à d’autres sujets peut-être plus vendeurs comme "pornographie" ou "nudité"…
Athanassiadi s’oppose donc bien à cette tendance mais elle ne change pourtant pas radicalement de méthode, estimant que "personne ne peut s’évader de son présent". Elle prévient donc le lecteur qu’elle n’échappera pas non plus au "subjectivisme historique" et précise qu’elle est fortement attirée par les "violations des orthodoxies nationales et religieuses" du fait de son éducation. Si l’on ajoute à cela que l’auteur empreinte à Bouché-Leclercq l’idée d’appliquer la notion d’"intolérance" à l’Antiquité, alors que ce dernier était lui-même farouchement anticlérical, on peut s’attendre à des jugements négatifs sur les chrétiens et la christianisation de l’Empire romain – ce qui revient de fait à rejoindre un certain post-modernisme qu’elle pourfend par ailleurs… Cependant, on ne perdra pas de vue l’esprit de cet ouvrage, qui reste bel et bien un essai. De fait, Athanassiadi développe une réflexion très personnelle qui pousse le lecteur à méditer, à nuancer, et finalement à se replonger dans les sources.
Cette réflexion aboutit à la thèse suivante : ce qui caractériserait l’Antiquité tardive "n’est pas tant le passage du paganisme au christianisme que la transition du politique au religieux et du pluralisme à l’intégrisme, la polis cédant définitivement sa place à la communauté scripturaire comme point de référence identitaire de l’individu". On observerait ainsi de Dèce (249-251) à Justinien (527-565), une progression vers la centralisation du pouvoir qui s’applique dans tous les domaines de la vie et surtout religieux, et ce, que l’empereur soit païen ou chrétien . Cette continuité rompt ainsi avec l’historiographie classique qui fait du règne de Julien (361-363) – surnommé l’Apostat par les chrétiens puisqu’il était païen – une parenthèse réactionnaire, marquée par une ouverture religieuse caractéristique de l’Empire romain. La démonstration d’Athanassiadi sur ce point est tout à fait éclairante et mérite donc d’être développée ici à titre d’exemple. Sous couvert d’une apparente tolérance qui contraste avec la période précédente , Julien poursuit en fait lui aussi un rêve d’unité religieuse, cette fois païenne, qu’il tente de réaliser en s’inspirant de la structure de l’Église catholique. Il organise ainsi son clergé selon une hiérarchie stricte, met de l’ordre dans le "dogme" païen en rédigeant un "catéchisme de foi hellène", et s’occupe de la formation des Romains dès leur plus jeune âge par une sélection rigoureuse des maîtres chargés de les "conditionner vers la monodoxie".
Dès lors, la continuité serait évidente entre Julien et ses successeurs qui œuvrent, eux, pour l’unité de la foi chrétienne : par exemple, Théodose (379-395), tenté par une répression "minutieuse" du paganisme ou Justinien (527-565), qualifié de "control freak" par Athanassiadi, tant il paraît obsédé par le fait de contrôler tous les pans de la société de son Empire. Mais l’auteur s’appuie ici surtout sur l’Histoire secrète de Justinien de Procope, qui offre une vision très partiale de l’œuvre de cet empereur. Elle fixe donc son attention sur cet aspect récurrent que serait l’absorption du fait religieux par l’État du milieu du IIIe siècle au VIe siècle. Mais ne va-t-elle pas trop loin quand elle affirme par exemple que "la loi impériale s’identifie avec la loi divine et le crime de lèse-majesté devient synonyme de celui d’impiété" ? Car divers écrits patristiques peuvent être opposés à cette idée : on ne citera que le Sermon Dolbeau 6 d’Augustin, dans lequel ce dernier dit clairement que celui qui porte atteinte aux statues de l’empereur est reconnu sacrilège selon les "lois publiques", et non selon un quelconque principe religieux . Cette idée s’insère d’ailleurs dans une démonstration plus générale du Père de l’Église sur le caractère non-sacré des statues adorées par les païens.
La démonstration d’Athanassiadi, qui suit en toile de fond un plan chronologique, tend ainsi à montrer que l’Antiquité tardive est caractérisée par une montée de l’intolérance, dont la manifestation première est la réalisation d’une "pensée unique" – en particulier dans le domaine religieux qui constitue une chasse gardée de l’État. Certains passages sont certainement critiquables ou du moins à nuancer, mais n’est-ce pas là le lot de tout essai, produit par définition d’une réflexion personnelle et tranchée ?