La transition entre une industrie du livre traditionnelle, faite de stocks et d’inventaires, à des fichiers numériques disponibles aussi rapidement qu’un email est irrémédiable. Pour Jacob Epstein, seule la dépendance des éditeurs vis-à-vis des best-sellers et des coups marketing dans un marché du livre hyperspécialisé les empêche d’en prendre la mesure. Les éditeurs ont simplement peur de leur propre mortalité comme de la complexité de la transformation numérique qui les attend.


Jacob Epstein voit dans l’industrie du livre actuelle ce que Marx voyait dans les révolutions de 1848 : quelque chose de solide qui se fondra dans l’air. Les imprimeries, les piles de livres entreposés et inventoriés et le marché au détail seraient amenés à se dissoudre dans un nuage énorme où tous les livres du monde, là où il sera possible de se connecter sur le web, deviendront des fichiers téléchargeables par titres. Et ces fichiers pourront être lus sur des supports numériques comme Kindle, Sony Reader ou l’iPad, ou bien imprimés et reliés sur demande, une copie à la fois, grâce à… l’Espresso Book Machine   . La numérisation rend possible un monde où n’importe qui peut se dire éditeur et n’importe qui peut se dire auteur. Même si l’intégralité du contenu des librairies de ce monde deviennent accessibles en un clic, ce même clic pourra faire disparaître ce contenu et toute la civilisation d’un même élan. Ce qui représente un argument imparable, s’il en fallait un, en faveur de l’existence de livres matériels à l’âge numérique.


Si les réseaux sociaux ne produiront pas un nouveau Dickens ou un autre Melville, ils constituent déjà une source précieuse de références, de dictionnaires et de journaux qui n’auront sans doute pas besoin d’être imprimés à nouveau. La numérisation donnera accès à des textes littéraires et scientifiques essentiels dans des langues importantes, et les traducteurs auront encore bien du travail. Seul le travail des maisons d’éditions se verra réduit à la portion congrue, c’est-à-dire à l’édition à proprement parler et aux services de support élémentaires. Les services juridique, publicitaire, comptable, graphique, d’impression et de marketing seront entièrement externalisés, comme pour certains petits éditeurs actuels. Et Internet sera un moyen de lancer des campagnes de publicité virale. Les avances de paiement sur les droits d’auteurs seront apportées par des investisseurs extérieurs comme dans le cinéma et le théâtre. Cette tendance devrait créer des unités éditoriales semi-autonomes par rapport aux géants de l’édition, et inciter les auteurs les plus lus à devenir leurs propres éditeurs. Aidés par des agents et des spécialistes de management, ils pourront bénéficier de tous les revenus issus de ventes traditionnelles ou en ligne.


Pour Jacob Epstein, cette transformation radicale entraînera aussi la fin d’un système territorialisé de droits d’auteurs, voué à être remplacé par une convention mondiale des droits d’auteurs. Le partage illégal de contenus numériques sera peut-être un problème, mais pas plus que le partage et le prêt de livres entre libraires et amis dans la vie quotidienne jusqu’alors. Au-delà de l’aspect technique de cette révolution, Jacob Epstein en mesure la dimension morale. La révolution de Gutenberg diffusa à grande échelle Montaigne et Shakespeares aussi bien que Mein Kampf et le Protocole des Sages de Sion. Il sera donc essentiel de protéger les livres de la face sombre de la révolution en cours. La récente décision arbitraire d’Amazon d’effacer, à la demande de l’éditeur, toutes les copies du 1984 de George Orwell des Kindles des usagers qui l’avaient téléchargé, montre à quel point le contenu numérique est fragile. Une solution déjà appliquée dans l’industrie musicale danoise serait d’instaurer des abonnements conditionnels où le contenu téléchargé s’efface si l’on ne renouvelle pas son abonnement. Mais gare à la tentation de la censure qui se profile sous ces innovations séduisantes !


Ainsi, ce qui compte n’est pas seulement la capacité d’adaptation de l’industrie du livre à la révolution numérique mais aussi sa volonté de préserver le patrimoine littéraire qui fonde notre civilisation. Il y a déjà vingt-cinq ans, la numérisation a permis de préserver la possibilité de vendre d’anciennes publications en épargnant aux éditeurs le coût des inventaires, des transports et des renvois d’ouvrages. Même le système de transport automatisé d’Amazon sera éventuellement dépassé par l’inventaire électronique, aux yeux de Jacob Epstein. Cependant, ce dernier n’a de cesse de mettre en garde les béats de l’immatériel contre le phantasme le plus pernicieux qui accompagne la révolution numérique : croire que les contenus du nuage numérique formeront une intelligence unique, commune et autonome, une sorte de livre universel ou de cerveau collectif qui reproduirait sous forme électronique et à une échelle planétaire toutes les synergies qui émergent spontanément des esprits individuels. Ce qui ne relève pas du phantasme, c’est l’immense marché du contenu numérique qui se met en place et qui suppose une transformation culturelle encore incommensurable


* Jacob Epstein, ‘Publishing: The Revolutionary Future’, New York Review of Books, 11 mars 2010.