Une approche pluridisciplinaire qui fait le point sur les fluctuations de la notion d’intime du XVIIe siècle à nos jours.

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L’intime connaît de beaux jours. Sa médiatisation n’en facilite pas pour autant l’analyse. Pour une histoire de l’intime et de ses variations, ouvrage collectif qui rassemble dix articles, sous la direction de Anne Coudreuse et de Françoise Simonet-Tenant, se propose de faire le point des connaissances et des recherches en cours sur la notion d’intime présente dans la littérature depuis la Renaissance. C’est un ouvrage de spécialistes de différentes disciplines, très documenté, qui contient une mine de références précieuses et qui aborde la question de l’intime dans son fondement en confrontant des points de vue aussi variés que ceux de l’analyse lexicographique, de l’histoire et de la politique et d’exemples littéraires plus ou moins connus ou surprenants. L’ouvrage est organisé dans une perspective chronologique, en quatre chapitres.


Qu’est-ce que l’intime ? C’est la question à laquelle tente de répondre chacun des articles, mais sans réponse certaine comme le souligne l’historienne Anne-Claire Rebreyend. Considéré dans son historicité, l’intime est une notion éminemment changeante. Comme le montre l’analyse lexicographique très éclairante développée – données statistiques à l’appui à partir du catalogue de la BNF et de la base Frantext – par Véronique Montémont dans “L’intime : histoire lexicale, histoire des sensibilités”, l’intime est paradoxal puisqu’il est de l’ordre du “plus intérieur” mis en scène dans l’espace public. Depuis le XVIIe siècle, il est affecté de sens bien différents. À cette époque, l’on passe de l’idée d’une amitié vraie, d’un rapport vrai à l’autre contenus dans les expressions d’“ami intime” ou de “conseiller intime” à celle de journal intime de nos jours. Le XVIIIe siècle marque le passage vers la notion d’intériorité qui va trouver son apogée au XIXe siècle et se déployer au XXe siècle dans les champs sémantiques du ressenti, du secret, de “l’impénétrable” de la vie psychique et aussi du corps. On parle ainsi de “toilette intime” et des “parties intimes”. Autrement dit, les champs d’extension de l’intime varient considérablement selon les époques. Françoise Simonet-Tenant propose, en écho, dans son article “À la recherche des prémices d’une culture de l’intime”, un parcours historique de la notion depuis la pratique de la confession encouragée par l’Église au concile de Latran jusqu’à la correspondance au XIXe siècle qui devient correspondance avec soi, voire épanchement de soi à destination des proches, et même lettres d’amour à l’époque romantique ou blogs aujourd’hui. L’intime, parce qu’il est aussi “désir d’intimité”, se met en scène de façon inattendue dans la maîtrise d’un temps pour soi qu’autorise la toute nouvelle “horloge du corps” à savoir la montre, dans l’expression du droit au secret que garantit la serrure ou dans l’espace bien à soi du cabinet, qui n’est plus de lecture, mais qui s’ouvre sur le boudoir.


Quelles sont les productions affectées de l’estampille intime ? Quelles modalités d’écriture sont à l’œuvre dans l’expression de l’intime ? Là encore, le champ de l’analyse ouvert par les différents articles est très vaste : il englobe les confessions à la Rousseau, les journaux qui au XVIIe siècle conquièrent les deux territoires qu’ils occupent actuellement : le public et le privé et deviennent intimes tardivement, les correspondances, les autoportraits et autobiographies. Que dire toutefois des Mémoires pour servir à la vie de Monsieur de Voltaire écrits par lui-même – le titre en dit long sur les intentions – qu’analyse Jean Goldzink dans “Le Refus de l’intime”, et met en évidence, avec un humour tout voltairien, la pratique très particulière du philosophe qui oscille entre auto-ironie sur les petites misères de son corps vieillissant et la construction habile d’une image de soi qui serve sa postérité littéraire ? Tout en faisant silence sur son enfance, sur son adolescence, sur ses amours avec Émilie du Châtelet ou avec sa nièce amante Madame Denis. Au grand dam des curieux.


Anne-Claire Rebreyend, dans l’article qu’elle intitule “Représentations des intimités amoureuses dans la France du XXe siècle”, trace l’évolution de l’intime de l’entre-deux-guerres à 1975, en s’appuyant sur les archives autobiographiques nombreuses au XXe siècle. “Feutré” avant la Seconde Guerre mondiale, mis en sourdine pendant, “questionné” dans les années 1945-1965, “exhibé” ensuite, l’intime est aussi l’expression des rapports conjugaux et de la sexualité dans le mariage et hors de lui. À notre époque se font jour des modalités d’écriture singulières et nouvelles telles que les blogs, le film – Jean-Louis Jeannelle rapporte les deux entretiens que lui a accordés en 2009 Alain Cavalier à propos de la “somme autobiographique” que constituent ses quatre films La Rencontre, Le Filmeur, Ce répondeur ne prend pas de messages et Irène. Ou encore un récit tout à fait déroutant que Anne Coudreuse présente dans “Un sens en moins, du sens en plus : une lecture de Rapport sur moi de Grégoire Bouillier”. Rapport sur moi rompt avec les normes du récit ne serait-ce que par son titre, qui fait davantage penser au rapport de police qu’à l’écriture de soi et dont l’écriture marquée par la sécheresse des notations, le refus de toute psychisation, une “attention au signifiant” aiguë – les mots peuvent “étrangler” celui qui les reçoit –, “l’éclairage sémantique et étymologique” que le narrateur porte sur son passé, fait du texte un objet étonnant, proche d’une production de graphomaniaque, qui refuse la psychanalyse mais qui ne peut vraiment s’entendre qu’à partir d’elle, comme le propose l’analyse d’Anne Coudreuse.


Toutes ces modalités de l’écrit intime ont en commun de requérir plus ou moins volontairement et consciemment la présence du lecteur ou du spectateur, quel qu’il soit : un large public ou un public restreint aux proches comme dans le cas du Journal du baron de Prangins, rédigé en grande partie dans son château, sur les bords du Léman, de 1771 à 1779 et que Philippe Le jeune analyse dans “Le journal au seuil de l’intimité”. Journal au demeurant curieusement tenu par moments à plusieurs mains dans lequel le baron, homme jeune et fortuné, tient davantage le journal de ses lectures, de la petite société proche de lui et du château que celui de ses élans amoureux ou de ceux des visiteurs. Malgré le caractère intrinsèque de l’intime, tel que l’étymologie le laisse entendre, Brigitte et José-Luis Diaz soulignent la nécessité, dans “Le siècle de l’intime”, de la “théâtralité aussi confidentielle soit-elle”, comme validation que l’on porte sur soi et qui n’est pas étrangère à l’idée que l’intime a en soi une part d’universel. Le destinataire ou le lecteur potentiel assume la fonction de miroir d’un soi qui n’est sans doute pas seulement celui du scripteur. Alain Cavalier insiste lui aussi sur ce point. Quand il filme son moi, il s’adresse inconsciemment à un spectateur et si ses carnets de notes ne sont pas destinés à être lus par d’autres, ses films sont faits “pour que l’intime puisse être partagé”, dit-il.


Malgré la prolifération des écrits intimes, plusieurs articles soulignent que, pour des raisons diverses, parler de soi ne va pas de soi. Ainsi, le baron de Prangins s’autocensure jugeant l’expression de ses sentiments ou le commentaire sur ses proches trop indiscrets tout en s’y laissant aller parfois, ou trop pénibles quand il s’agit d’événements douloureux. Plus gravement, Anne Coudreuse, analysant les Mémoires d’un agent royaliste sous la Révolution, l’Empire et la Restauration, du Marquis de La Maisonfort, pose la question de savoir s’il est possible de lier l’expression de l’intime à la rédaction de Mémoires à visée politique et si l’on peut exposer une vie intime au regard de “l’éthique aristocratique” et des bouleversements politiques qu’entraîne la Révolution. Ce qui pose ipso facto le statut d’un texte qui retrace les “événements publics” tout en faisant une place à l’intimité des relations amoureuses et familiales. Plus problématique encore est l’expression de la culpabilité de l’intime qui se dit dans de nombreux écrits et en particulier dans l’Essai sur les révolutions de Chateaubriand, que Stéphanie Génand met en évidence dans un article passionnant, “Les proscrits de l’intime”. En effet, pendant la Terreur bien des aristocrates, qui étaient parfois de fins lettrés, se sont confrontés dans leur besoin d’écrire à une sorte d’auto-interdit de l’expression du moi alors que la France est à feu et à sang. Cela pose, de façon encore plus cruciale que dans les Mémoires d’un agent royaliste le statut de la parole de ceux qui étaient voués à la mort ou à l’exil, privés de droits civiques et qui considéraient eux-mêmes toute expression des sentiments, y compris l’amour, comme une indécence ou pire comme un potentiel argument à charge de plus contre eux si leurs écrits venaient à être découverts puisque la Révolution bannit tout espace privé, de la tombe à la correspondance. C’est Madame de Staël qui infléchit la proscription de l’intime dans ses Considérations sur les principaux événements de la Révolution française et dans Dix années d’exil en posant l’intime comme mode d’accès à la compréhension de l’histoire dont la violence échappe à la rationalisation


En contrepoint, Brigitte et José-Luis Diaz proposent une étude très approfondie sur l’expansion de l’intime au XIXe siècle, sa prescription, son “âge d’or”, dans le double champ d’extension du moi et de la communication. Ils recensent les très nombreux produits éditoriaux qui paraissent au cours du siècle, qu’ils soient des sortes de métadiscours de l’intime ou des journaux ou des correspondances, difficiles à distinguer d’un point de vue générique mais proches parce que portés par le “même élan narratif”, assurant ainsi un lien entre le biographique et la correspondance. Ils font référence à de très nombreux écrivains parmi lesquels Chateaubriand, Stendhal, Constant, Marceline Desbordes-Valmore, Barbey d’Aurevilly, Sainte-Beuve, pour n’en citer que quelques-uns. Les écrits de l’intime se multiplient avec pour leurs auteurs le bénéfice sans doute espéré d’opérer une sorte de “maïeutique” du moi ou d’en faire une psychopathologie, une mystique ou encore une jouissance comme pour le jeune Henri Beyle dans sa correspondance avec sa sœur. Ils s’y autorisent car le moi n’est plus vecteur de culpabilité comme chez les proscrits de la Révolution mais, débarrassé des artifices sociaux, dans la vérité de son être et en cela porteur de toute l’expérience humaine.


Ce volume ne manquera pas d’être utile aux chercheurs et à tous ceux qui, par goût ou par intérêt personnel, s’interrogent sur cette question difficile de la compréhension de l’intime, question qui n’est pas résolue ici et qui, au demeurant, n’a pas cherché à l’être mais ouvre sur de multiples problématiques d’écriture. On peut toutefois regretter qu’une place n’ait pas été faite à des ouvrages qui ont marqué le XXe siècle et marquent encore notre siècle naissant tels que les écrits autobiographiques de Beauvoir ou les écrits de Pascal Quignard, qui, certes, ne portent pas l’estampille de l’intime de la confession ou du journal intime mais disent l’intime dans des formes tout à fait nouvelles