Présentant à la fois l’ontologie contemporaine et son approche personnelle de la discipline, Frédéric Nef nous livre un outil de travail des plus utiles. 

L’histoire de l’ontologie est une question bien connue des philosophes français. Souvent surdéterminée par l’approche heideggerienne de l’ontothéologie   , cette histoire fait parfois oublier que l’ontologie est une discipline vivante et féconde qui concerne aussi bien les philosophes que les scientifiques. À partir des sciences formelles, des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales, des questions ontologiques se posent. Le dernier livre de Frédéric Nef se veut une introduction à cette science de « la réalité de la réalité » qui, pour son bien comme pour celui de ses interlocuteurs, entre en dialogue avec toute l’étendue du savoir. Cette introduction n’est cependant pas un manuel. Elle propose un parcours où l’essentiel de l’ontologie est présentée selon la perspective de l’auteur qui, en se confrontant à diverses positions opposées aux siennes, réussit à nous dresser un tableau général de l’ontologie contemporaine. Le propos n’est jamais dogmatique, il est presque inquiet puisqu’il revient sans cesse sur ce qui peut mettre en cause soit l’ontologie elle-même, soit le réalisme structural défendu par l’auteur. L’argumentation est  ainsi nourrie d’une quantité de références qui donne envie de dévaliser une libraire d’ontologie, si cela existe dans notre monde actuel et pas seulement dans un monde possible.

L’ouvrage se compose de trois moments. Il s’ouvre sur une présentation générale de l’ontologie et sur une défense de sa pertinence. La deuxième partie porte sur la naturalisation de l’ontologie, sur la réduction de ce qui est à ce qui est naturel, sans Dieu, sans essence, sans entéléchie etc. Elle permet de vérifier que l’ascétisme ontologique qui voudrait se contenter d’un physicalisme est difficilement défendable. La troisième partie est plus technique, et plus personnelle aussi, F. Nef y défendant une ontologie des tropes   , des connexions et des dispositions.


L’ontologie implicite

La première partie permet de se familiariser avec la discipline ontologique.

L’ontologie est la partie de la philosophie qui étudie ce qui est ultimement. Des questions ontologiques seront par exemple : les objets ont-ils trois ou quatre dimensions ? Le présent est-il la seule modalité réelle du temps ou bien le passé et/ou le futur existent-ils ? Une des questions les plus chaudes actuellement serait aussi celle de la nature du concret et de l’abstrait qu’il est bien difficile d’éliminer ou réduire. Dans sa version contemporaine, à partir de Meinong   , l’ontologie se développe sous la forme d’une théorie de l’objet et se raffine pour devenir actuellement : « une discipline formelle qui traite des objets et du contenu des modèles qui nous permettent d’appréhender la réalité de la manière la plus générale et la plus abstraite »   . Un modèle doit mentionner les entités nécessaires pour interpréter une théorie et les relations entre ces entités. L’ontologie devra donc dire ce qui est et comment ce qui est tient dans des structures ontologiques. Pour cela, elle se développe à partir de nos trois modes de relation au monde : les sciences, le langage et la perception.

En analysant ce qui est ultimement, l’ontologie se veut donc une réflexion sur certains présupposés d’une science ou d’un savoir. Par son attitude réflexive et critique, l’ontologie parait bien indispensable et elle promeut un geste typiquement philosophique. Elle permet un retour soit sur les schèmes conceptuels ultimes qui limitent et en même temps rendent possible notre appréhension du monde soit sur des traits ultimes de la réalité supposés par telle ou telle recherche scientifique. Mais souvent elle n’en reste pas à l’explicitation des entités présupposées par une théorie, elle vise à dire ce qui est réellement.

Cependant, il ne suffit pas d’être proche du travail scientifique pour produire une connaissance et la diversité des théories ontologiques pourrait laisser penser que l’ontologie, comme la métaphysique selon Kant, n’est qu’un champ de bataille reposant sur l’illusion d’une connaissance impossible. Contre ce scepticisme, F. Nef défend « l’ontologie sérieuse »   qui suit l’image scientifique du monde tout en se développant avec sobriété, clarté et respect des normes d’argumentation. L’ontologie aura donc un style analytique comme c’est le cas chez Armstrong   et Lewis   . Une des affirmations centrales de l’ouvrage est que l’ontologie ne peut être éliminée et même qu’elle doit se développer sous la forme d’une ontologie réaliste qui reconnaît qu’existent, indépendamment de l’esprit, des structures et des objets et leurs propriétés. Aussi ne suffit-il pas de reconnaître la relativité de nos schèmes conceptuels, il faut aller jusqu’à décrire ce qui est. Le retour réflexif de l’ontologie ne s’épuise pas dans une mise au jour des catégories de notre pensée, elle va aux choses-mêmes.


Le naturalisme et le physicalisme

La deuxième partie est centrée sur le problème de la réduction de l’ontologie à l’étude de ce qui est naturel. Il est bien difficile parfois de savoir ce qui est naturel, car si les sciences de la nature sont imprégnées de mathématiques, ne faut-il pas inclure dans l’ontologie, certaines entités abstraites indispensables pour rendre compte des mathématiques et des sciences qui les utilisent ? De même, la nature de l’esprit, son intentionnalité et le vécu (les qualia) semblent faire obstacle à la forme contemporaine du matérialisme : le physicalisme, physicalisme qui réduit ce qui est à ce qui est quadridimensionnel, dans le temps et l’espace. Le physicalisme est une position ontologique réaliste tentante puisqu’il semble importer le prestige et l’efficacité de la physique dans le domaine apparemment beaucoup plus désordonné de l’ontologie. Mais l’ontologie parait alors tiraillée entre son lien fort aux méthodes des sciences de la nature et sa difficulté à réduire ce qui est à ce qui est physique. Frédéric Nef propose un examen minutieux des stratégies de réduction pour conclure finalement que la naturalisation parait compromise. Un des arguments est une reprise d’un argument de Lowe   . Celui qui veut éliminer la connaissance métaphysique au nom de son attachement aux sciences de la nature réintroduira des présupposés métaphysiques. La conclusion est d’importance : bien que l’ontologie tire son sérieux de sa proximité avec les sciences, elle ne peut s’y réduire et même doit se construire, comme discipline indispensable, en développant son propre savoir.


Questions actuelles

Une fois le cadre réaliste et non naturaliste décrit, Frédéric Nef nous propose, en troisième partie, des échantillons d’ontologie sur trois points majeurs : les propriétés, la connexion et les dispositions.

Si je dis que Scarlett Johansson est belle, il semble que la beauté soit une propriété de Scarlett Johansson. Plusieurs problèmes apparaissent alors qui sont exposés dans le premier chapitre de cette troisième partie. De quel droit passe-t-on de la prédication ou du concept à la propriété ? La beauté est-elle un universel ou bien seulement une classe de propriétés particulières comme la beauté de Scarlett Johansson qui n’est pas celle de Georges Clooney ? L’objet Scarlett est-il une substance ou une comprésence de propriétés particulières ? Tout en explicitant les débats autour de ces questions, F. Nef prend parti pour un réalisme des propriétés particulières, sans substance, mais avec des connexions.

Car il ne suffit pas de dire comment sont les choses, quelles sont les propriétés des choses   , il faut aussi expliquer pourquoi elles tiennent ensemble. Cette question peut paraître non philosophique. C’est aux sciences de dire ce qui forme des objets et non au philosophe de décrire la structure de la réalité. Que, dans certaines conditions, l’eau soit liquide relève d’une analyse géométrique et physique de sa structure. Mais qu’un glaçon soit une chose suppose de dire si cette chose est substantielle ou alors n’est qu’une comprésence d’entités. F. Nef propose de distinguer soigneusement la structure physique de la structure ontologique. Une structure ontologique sera la réalité de la réalité. Il y a une structure du temps, continu ou discret, avec une seule direction, avec un passé clos et un futur éventuellement ouvert. Il y a aussi une structure du monde   , composé d’états de choses, de faits, indépendants ou non, causalement reliés ou non. Il y a enfin une structure de la chose qui est soit une substance soit une comprésence d’entités particulières. Ici aussi, F. Nef examine diverses possibilités tout en défendant une thèse particulariste : les propriétés particulières doivent être attribuées à des objets particuliers et les connexions qui assurent la cohésion de l’objet particulier relèvent d’une analyse des modalités, dont la nécessité de re, une nécessité non seulement verbale mais bien dans la chose.

Qu’il y ait une connexion dans la chose et entre les faits suppose alors une discussion de la métaphysique humienne qui n’est évidemment pas celle que l’on trouve dans l’œuvre de David Hume bien qu’elle s’en inspire. Dans une métaphysique humienne, rien n’est connecté, tout ce qui est est indépendant. Ainsi les lois scientifiques et la causalité ne sont que des régularités et ce qui est se réduit à des points d’espace-temps instanciant des propriétés. À cela, F. Nef oppose la connexion ontologique qui donne une concrétude aux objets et aux faits.


De ce traité foisonnant, il n’est possible que de donner un aperçu général et le lecteur y fera son miel. On l’aura compris, toute l’étendue du savoir est engagée dans la recherche ontologique. Les questions métaphysiques les plus traditionnelles, celle de la substance, des universaux, de la nature du temps, de la personne sont aussi reprises grâce à aux progrès   de l’analyse sémantique et logique. Ce livre (de poche) est donc à la fois le symptôme d’un renouveau français de l’ontologie puisqu’il rend visible une discipline philosophique déjà fort active, et le renforcement d’une volonté d’ouverture toujours plus large puisque le non-philosophe trouvera matière à interroger sa propre discipline avec des outils neufs